Critique, universitaire et essayiste, Abdelhalim Messaoudi enseigne le théâtre à la faculté des Lettres et des sciences humaines de La Manouba. Spécialiste de théâtre, il a participé à plusieurs colloques et rencontres sur le 4e art en Tunisie et à l'étranger. Il a publié trois ouvrages, dont le dernier en date est Bourguiba et le théâtre. Nous lui avons consacré cet entretien du lundi. Quelle est l'opportunité de publier aujourd'hui un livre sur Bourguiba et le théâtre ? Premièrement, aucun livre n'a été publié sur ce sujet. Cela a été fait de manière disparate : des études, essais, mémoires de recherche, mais, c'est la première fois qu'un livre est consacré entièrement sur la relation de Bourguiba avec le théâtre. Moncef Charfeddine est en train d'écrire un livre sur Bourguiba et le théâtre dans lequel il va traiter, entre autres, de l'influence des frères du leader qui l'ont orienté vers le 4e art. Mais Bourguiba et le théâtre est le premier livre consacré exclusivement sur le sujet. Qu'apporte votre livre de nouveau sur ce qu'on sait déjà de la passion de Bourguiba pour le théâtre ? Après la révolution du 14 janvier, il y a eu un retour très fort à Bourguiba comme étant un spectre qui hante les esprits des intellectuels, des politiciens et de beaucoup de tunisiens. De nombreux ouvrages ont été publiés sur Bourguiba et sa relation avec la religion, Bourguiba et sa relation avec l'Ugtt, des ministres ont livré des témoignages sur Bourguiba. Mais rarement, on a traité de Bourguiba et son rapport à la culture. La question culturelle est pour lui organique dans la mesure où il considère que le projet de l'édification de l'Etat ne peut se réaliser qu'avec des conditions précises, en l'occurrence : la question culturelle. Bourguiba considère que le théâtre est fondamentalement la clé de la question culturelle. C'est pourquoi il était important qu'un livre soit consacré à ce sujet. En écrivant cet ouvrage, ce qui m'a surtout séduit, est le fait d'établir une lecture du discours historique qu'il a prononcé le 7 novembre 1962. A la relecture de ce discours, j'ai constaté que tout ce qui a été réalisé en matière de culture moderne et qui a permis de donner une impulsion à la naissance d'une société civile et le rôle qu'elle joue actuellement ainsi que l'importance de l'éducation existent dans ce discours que je considère comme la matrice d'un projet culturel. Aujourd'hui, si le projet culturel existe encore, sa référence émane de ce discours. Un discours qui ne concerne pas que le théâtre mais aussi l'identité tunisienne. Bourguiba estime que l'un des instruments de cette identité tunisienne est la question culturelle. Je pense que cela méritait une réflexion, une analyse voire, un essai sur ce rapport exclusif entre le politicien, l'intellectuel et l'homme de théâtre. En tant que spécialiste de la question théâtrale, comment évaluez-vous actuellement la scène théâtrale tunisienne ? Actuellement, les contours de la scène théâtrale tunisienne ne sont pas clairs. Il n'y a pas d'orientation, une ligne directrice, on ne peut pas dire qu'il existe un courant, une école, etc. Tout le monde fait du théâtre et tout le monde fait du pseudo théâtre de contestation, théâtre social, théâtre de restitution des droits, mais le problème que le théâtre n'a pas résolu est celui de l'écriture théâtrale autrement dit, un projet poétique, qui est le projet dramaturgique encore absent. Ce qui fait que les productions théâtrales sont marquées par la légèreté, la ressemblance les unes aux autres, l'improvisation. Elles cachent leurs défauts au nom de l'improvisation, de l'hystérie, des hurlements, etc. En plus de cela, la réalité et notamment la violence de la réalité que nous vivons ainsi que la laideur et la beauté de la réalité tunisienne dépassent de loin, voies des années lumière l'écriture théâtrale. La réalité échappe à la fiction. Une approche à laquelle il faut y réfléchir. Le théâtre tunisien est-il encore à l'avant-garde des théâtres arabes ? Oui, à une certaine époque. Il faut d'abord, définir le terme d'avant-garde. Que signifie-t-il ? Est-ce le fait de faire un discours transgressif ? Ou un discours original ? Une expérimentation ? La pratique théâtrale dans des sociétés sous-développées comme la société tunisienne ou arabe, la question de l'identité est mortelle. A ce titre, l'acte théâtral devient obligatoirement avant-gardiste. Sauf ce qui manque, c'est le bilan des accumulations des productions passées. Nous n'avons pas effectué un vrai bilan pour répertorier les problèmes. Personnellement, en tant que critique, je ne crois plus à l'avant-gardisme. Aujourd'hui, il faut réviser certains concepts dont celui de l'avant-garde. Depuis cinq ans, vous avez animé une émission de télévision «Maghribouna fi tahrir wa tanwir», pourquoi n'avez-vous pas pensé à une émission théâtrale ? Est-ce une question d'audimat ? Je l'ai fait. Au début, il y a eu un malentendu. Les spectateurs pensaient qu'il s'agissait d'une émission religieuse. Or, il s'agit d'une émission culturelle ouverte sur des questions politiques, intellectuelles vécues de nos jours, parmi elles, la question religieuse et culturelle. J'ai réalisé des entretiens avec des spécialistes dans le secteur théâtral et celui des arts. Une seule émission sur le théâtre ne suffit pas. Il est à noter que dans toutes les chaînes de télévision tunisienne, il n'existe pas d'émission de théâtre. Celui-ci est enfermé dans un huis clos. Les gens du théâtre aiment bien le huis clos. Il les réconforte. Qu'en est-il de la question religieuse ? Le titre de l'émission est un clin d'œil ou un hommage au cheikh Tahar Ben Achour, un des penseurs musulmans dans le monde arabo-islamique contemporain. L'islam «malékite» préconisé par Tahar Ben Achour est un islam menacé au nom de beaucoup de choses. Il a expliqué le Coran dans un ouvrage qu'il a intitulé «Tahrir wa tanwir» qui comporte deux concepts : éclairer et libérer les esprits. Mon émission défend la liberté de penser la chose publique chez les intellectuels tunisiens. L'époque de la renaissance au début du XIXe siècle en Tunisie, en Egypte et en Syrie et au Liban a été amputée et il est de notre devoir de restaurer cette étape et de convoquer une nouvelle renaissance. Ce sont là les enjeux de cette émission que beaucoup considèrent à ses débuts comme étant élitiste. Mais avec l'expérience, j'ai remarqué que les gens se sont habitués à l'émission et m'interpellent pour des sujets précis. On parle d'«un théâtre élitiste pour tous», concept répandu par Villard et Vitez, ceci s'applique sur l'émission qui est élitiste mais pour tous. Mon credo consiste à ne pas insulter l'intelligence des tunisiens, le résultat viendra plus tard. Pourquoi avez-vous quitté l'enseignement à l'école des Beaux-Arts de Sousse pour enseigner l'arabe à la faculté de la Manouba ? J'ai fait des études à la faculté des lettres et des sciences humaines de La Manouba. Je n'ai pas pu terminer mon 3e cycle dans cette faculté en raison de certaines considérations qui ne permettent pas d'arrêter les études puis de les reprendre. J'ai donc continué un DEA puis un doctorat aux Beaux-Arts de Tunis. Je suis devenu spécialiste en esthétique et histoire de l'art. J'ai choisi comme sujet de doctorat «Les esthétiques théâtrales», autrement dit la relation de l'esthétisme et de la politique dans le théâtre. Actuellement, la matière que j'enseigne à la faculté des Lettres est le théâtre. En fait, je ne peux pas rompre avec le théâtre. C'est pour moi, une expérience importante. L'université a-t-elle changé par rapport à l'époque où vous étiez étudiant ? J'ai 15 ans d'enseignement. J'avoue que l'université a énormément changé. Il y a eu destruction de l'appétence et de la curiosité des étudiants. On est en présence non pas d'un étudiant mais d'un élève. Il existe une défaillance. Qui est responsable de cette destruction ? Les politiques ? On n'a pas encore fait le bilan. Nous sommes face à une vraie catastrophe. Depuis une vingtaine d'années, le pays vit une destruction dont les conséquences sont effarantes. Quel est le sujet de votre nouveau livre ? C'est mon 4e livre. Il s'agit d'un essai qui comporte un nombre d'articles sur l'espace public. Il est de mon devoir et de celui des intellectuels de traiter la réalité. Il s'agit d'une réflexion sur la société tunisienne, le phénomène religieux, le rapport du tunisien avec le virtuel, les événements politiques et sociaux, les problèmes culturels, etc. J'ai emprunté le titre de Umberto Ecco «La république des cons», «Joumhouriat el hamqa». En l'absence de lecteurs, pour qui écrivez-vous ? Je continue à écrire pour le lecteur. On ne voit pas lecteur parce que le livre vit une crise, mais il existe compte tenu du feed-back que je reçois. J'écris pour éviter le suicide après la déception de la révolution. Il ne faut pas baisser les bras et rester spectateur. Je n'ai d'autres armes que l'écriture.