De notre envoyé spécial en Irak Soufiane BEN FARHAT Une nouvelle donne géostratégique se profile au Proche-Orient. Il y a quelques mois, les terroristes de Daech contrôlaient plus du tiers du territoire irakien et 20% de sa population. Daech avait alors sous sa coupe les provinces d'Al-Anbar, Salahuddine et Ninive. Soit plus de cent mille kilomètres carrés et 6 à 7 millions d'habitants. Sans compter son contrôle de régions entières en Syrie. Depuis la reprise de Fallouja en juin dernier, le vent a tourné. Même s'il a fallu quatre semaines pour que l'armée irakienne capture Fallouja à elle seule. La région de la province de Karbala jouxtant la vaste province d'Al Anbar offre un paysage lunaire. Des espaces désertiques à vue d'œil, clairsemés de carrières à ciel ouvert, de petits villages perdus et de nombreux barrages et check-points de l'armée régulière. Partout, des banderoles et écriteaux clamant le nom de code de l'offensive contre Daech autour de Mossoul dans la province de Ninive : «Ninive, nous voilà !» (9adimouna ya naynaoua), y lit-on à loisir. C'est que, depuis la victoire contre les miliciens de Daech à Fallouja, l'atmosphère est plutôt à l'union sacrée. L'armée régulière se fait épauler par les supplétifs volontaires de la mobilisation populaire (al7achd acha3bi), accourus des quatre coins de l'Irak. Toutes les communautés ethniques et religieuses de l'Irak la bénissent, à l'unisson. Ainsi en est-il des musulmans chiites et sunnites, des Kurdes, des Turkmènes, des chrétiens catholiques, orthodoxes, Assyriens, Syriaques, Chaldéens, des Yazidis (Ayzidis), des Sabéens-Mandéens... Tous les chefs de communauté de la mosaïque ethno-religieuse de l'Irak parlent d'une seule voix, celle de l'union à tout bout de champ. Il faut reconnaître que c'est un air plutôt nouveau. Depuis 2003, les divisions et les luttes meurtrières inter-irakiennes ont coûté beaucoup au pays. La légendaire mosaïque ethno-religieuse irakienne était devenue une mosaïque éclatée, sanguinairement antagonique le plus souvent. Morcelé, divisé, livré aux interférences des puissances étrangères, l'Irak est devenu le terreau de tous les extrémismes surfant sur la faiblesse du front intérieur. La facilité de l'occupation de Mossoul par Daech et ses alliés salafistes, début juin 2014, n'en finit pas de déconcerter. La ville avait été livrée à l'ennemi, armes et bagages, en un tournemain, sans opposer aucune résistance, malgré la présence de deux divisions, de troupes et de régiments de l'armée régulière. L'énigme demeure, tant sur la volatilisation subite de l'armée proprement dite que de ses armes et munitions. Des casernes, des blindés, des missiles, des pièces d'artillerie légère, lourde, antichar et anti-aviation ont été abandonnés. Et récupérés par les miliciens de Daech sans coup férir. Daech avait chapeauté alors une coalition de combattants salafistes englobant, outre ses propres troupes, les miliciens de l'armée des hommes de la Naqshabandiyya, de l'Armée islamique en Irak, des Ansar Al-Islam, des Brigades de la révolution de 1920 et du Front islamique de la résistance irakiennne, bras armé des Frères musulmans irakiens. En tout, quelque sept mille hommes avec trois cents véhicules. En face, il y avait l'armée régulière avec trente mille soldats et la police avec vingt-six mille hommes. Ils étaient supposés défendre Mossoul. Ils s'étaient vaporisés en quelques heures. L'offensive lancée il y a une dizaine de jours se limite encore aux environs et banlieues de la ville de Mossoul, qui compte un million et demi d'habitants. La prise d'assaut de la ville est annoncée mais sa date n'est pas fixée. Des experts estiment que la bataille pourrait durer plusieurs semaines. Les intentions des Daechiens et de leurs alliés ne sont pas encore connues. Première option, livrer une ou plusieurs batailles de guérilla urbaine, tout en prenant la population civile pour bouclier. Les opérations en cours aux environs de Mossoul témoignent que les miliciens ont préparé un réseau de passages souterrains entre les habitations et immeubles pour opérer et se mouvoir sans être repérés par les satellites et l'aviation. Ils auraient également mis au point un plan d'attaques-suicide, miné et piégé plusieurs points névralgiques aux entrées et au centre de la ville et aménagé des champs de tir stratégiques pour les snipers et tireurs d'élite. Seconde option, se fondre dans la foule, se raser la barbe et passer entre les mailles du filet pour rejoindre Raqqa en Syrie via Tel Afar à 80 km à l'ouest de Mossoul. Soit une aubaine pour l'armée irakienne. Et un choix cornélien pour la coalition internationale opérant en Syrie et dont les rivalités farouches avec le régime de Bachar Al-Assad l'emportent sur les inimitiés courtoises avec Daech et ses alliés. Daech n'ayant plus la capacité de se déplacer en grands convois, un troisième scénario se profile : le siège et la guerre d'usure. Mais là aussi, l'organisation terroriste et ses alliés pourraient s'aviser d'élargir la cible de l'attaque en lançant une série d'attaques-suicide sanglantes à Bagdad et ailleurs. En escomptant qu'entretemps, la mauvaise conscience occidentale s'avise de s'apitoyer sur le sort des populations civiles à Mossoul. Hier, le général américain Joseph Vogel a déclaré qu'entre 800 et 900 combattants de Daech auraient été tués depuis le début de l'offensive terrestre des forces irakiennes pour reprendre Mossoul, le 17 octobre dernier. Dirigeant le Commandement central de l'armée américaine au Moyen-Orient (Centcom), le général américain s'exprimait depuis un lieu tenu secret. Même s'ils ne participent pas directement à l'offensive terrestre, les Américains ont déjà envoyé des experts dans les zones libérées autour de Mossoul. Objectif déclaré, s'enquérir des plans d'attaque ourdis par Daech en Europe et aux Etats-Unis. Le reste, on n'en sait rien encore. Cela révèle en tout état de cause l'implication de forces étrangères dans les affaires de l'Irak. Parce que, depuis la première guerre du Golfe en 1991, les guerres d'Irak appellent les interventions étrangères comme le paratonnerre la foudre, semant mort et désolation à tout vent dans la légendaire Mésopotamie devenue, hélas, le pays des terres brûlées.