Par Mourad BEN CHEIKH Il est de ces sommeils que l'on peut qualifier de réparateurs, d'autres par contre sont habités de monstres et de cauchemars. Quand le sommeil est réparateur, il régénère physiquement et intellectuellement, il consolide l'expérience vécue, permettant ainsi à la mémoire de fixer les souvenirs et d'améliorer l'apprentissage. Les nuits cauchemardesques ébranlent le physique, minent la mémoire et ne permettent pas de consolider les expériences vécues. Le film est au spectateur ce que le rêve est au dormeur : on entre dans un film, comme on entre dans un rêve et les deux expériences participent d'un état où l'on devient crédule, on croit à tout ce qu'on voit (dans ce choix de rapprochement entre le film et le rêve, je voudrais garder une approche simple, du type analogique plutôt que psychanalytique). Quand je dis que le rêve consolide l'expérience vécue permettant ainsi à la mémoire de fixer les souvenirs et d'améliorer l'apprentissage, il me plaît d'imaginer que le cinéma agit de même. Or, de quoi rêve notre jeunesse, de quoi rêvons-nous, cinématographiquement parlant ? Il faut tout d'abord partir du constat que le Tunisien se nourrit de très peu d'images tunisiennes, et l'on peut même dire qu'il se nourrit de moins en moins d'images cinématographiques. Le spectateur moyen en Tunisie est actuellement tributaire de la récolte ramadanesque. Le reste du temps, il est noyé par le flot d'images satellitaires qui proviennent des chaînes moyen- orientales, et quand il ne s'agit pas de la déferlante Orientale, il s'agit du ruisseau minoritaire provenant d'Occident. Devant ce constat, la partie rationnelle de notre tissu social et politique ne peut que crier à la crise d'identité et réclamer la naissance d'une véritable image tunisienne. Entretemps, “l'inconscient” qui somnole dans chaque spectateur va continuer à métaboliser ces récits venus d'ailleurs. Il va consolider l'expérience perçue à travers les écrans et fixer dans sa mémoire des souvenirs provenant d'un ailleurs socioculturel. Le spectateur tunisien va simplement finir par se constituer des référentiels affectifs et moraux autres que les siens. En somme, ces images envahissantes vont devenir de véritables outils d'apprentissage. Les télévisions du Moyen-Orient font un travail de sape impressionnant depuis presque vingt ans, et elles suivent en cela l'exemple de Beaumarchais, «Endoctrinez, endoctrinez, il en restera toujours quelque chose». Il s'agit d'un système qui occupe l'ensemble du spectre audiovisuel. Nous avons d'un côté des chaînes religieuses satellitaires, et de l'autre Rotana et ses semblables. La réponse du rationnel à cet endoctrinement évident est celle de se dire qu'il faut d'un côté opposer un discours religieux tunisien modéré à celui des Orientaux. L'alternative à l'autre son de cloche, celui des différentes “Rotana”, se réduit malheureusement à des séries telles que Maktoub, casting, Il haq ma'ak ou Al mussameh karim. La puissance médiatique du système moyen-oriental est telle qu'elle conditionne même le type de réponse que nous lui opposons. Le malheur de ces deux réponses “rationnelles”, c'est qu'elles agissent dans la sphère “irrationnelle” sur le même terrain que la propagande moyen-orientale. Les deux discours, tout en étant idéologiquement différents, vont se sommer et non pas s'opposer. Plus le spectateur recevra de données concernant la religion, plus il sera sensibilisé à ce sujet. En somme, les images envahissantes venues d'Orient vont se sommer aux nôtres pour devenir encore plus efficaces en tant qu'outils d'apprentissage. La grande tragédie dans ce mécanisme, c'est qu'étant donné leurs outils de propagande et leurs moyens financiers, leur système résulte en définitive, bien plus efficient que le nôtre. Le drame en définitive, c'est qu'en essayant de nous opposer à leur discours, on finit par le renforcer. Le mécanisme fonctionne exactement de la même manière concernant l'opposition de la distraction télévisuelle (téléréalité, variétés...) à l'esprit Rotana. Dans cette lutte pour la survie de notre identité culturelle, le cinéma est bien plus outillé que la télévision, car il laisse le spectateur relativement libre de tirer ses conclusions devant un récit; la télévision, par contre, nous livre un discours clos où la morale est servie, en même temps que le contenu, clés en main. Si nous voulons aujourd'hui réellement trouver un champ de participation du cinéma, aux enjeux de renouvellement de notre société, il faut tout d'abord que son champ d'intervention puisse rester bien distinct de celui de la télévision, que ses sujets puissent continuer à être aussi personnels et alternatifs, que son discours soit celui d'un cinéma d'auteur. Les responsables de la télévision nationale rechignent depuis quelques années à faire leur devoir et à intervenir dans la coproduction du film tunisien (pourtant la loi est claire dans ce sens), ils estiment que le film tunisien est éloigné du spectateur télévisuel. Que veulent-ils‑? Un cinéma qui ressemble à un téléfilm ? Un cinéma qui consolide encore plus notre perte d'identité et notre aliénation audiovisuelle ? Pourtant, il faut voir ce que disent les quelques distributeurs de films qui exercent encore en Tunisie : “seule la sortie des films tunisiens ramène les spectateurs vers les salles obscures”. Le Tunisien reste très friand des images qui le représentent. Les chaînes privées tunisiennes ne sont pas en manque, elles cannibalisent la thématique “cinéma” par des transmissions qui couvrent l'actualité cinématographique et alimentent parfois, sous le regard friand des animateurs, de vaines polémiques entre cinéastes. Ces chaînes privées oublient qu'elles peuvent participer à l'essor d'une identité visuelle tunisienne en commençant par programmer des films tunisiens, et peut-être, en un second temps, à coproduire ces films. Heureusement que dans ce paysage trouble, certains cinéastes résistent à la déferlante alors que d'autres se sont pliés à l'esthétique télévisuelle dominante. Le cinéma est à notre corps audiovisuel malade, une dose homéopathique de liberté mentale. Le cinéma incarne aujourd'hui, avec ses faiblesses, sa diversité, son éloignement de la masse, ce rêve dont la masse a paradoxalement besoin. Nos jeunes spectateurs doivent pouvoir s'assoupir aujourd'hui devant une autre image d'eux-mêmes, ils doivent pouvoir fixer et consolider, à travers le cinéma tunisien, une expérience alternative à celle que la réalité télévisuelle, quel que soit son bord, véhicule. Il en va de notre identité, il en va de notre avenir. Seul ce type de rêves, de sommeil paradoxal devant un écran de cinéma peut être réparateur, car le cauchemar, nous le vivons quotidiennement sur nos écrans de télévision, qu'ils soient autochtones ou étrangers.