Par Soufiane Ben Farhat Les temps changent, certes. Et les allures suivent l'air du temps. Paradoxalement, en art plus qu'ailleurs, n'en déplaise à l'adage, l'habit semble bien faire le moine. En 2008, les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) avaient déroulé le tapis rouge aux invités, notamment lors de la séance d'ouverture. Pour certains observateurs, cela scelle une rupture du moins formelle avec l'esprit militant qui a de tout temps caractérisé les JCC. Le terme "militant" est devenu indésirable comme un paria par ces temps de croisades néoconservatrices dans toutes les directions et dans tous les domaines. Pourtant, il fut un temps où le militantisme fondait les identités civiques et culturelles. Tel est le cas des JCC. C'était le forum par excellence de l'art arabe et africain aux lendemains immédiats des indépendances. Dès leur mise en branle, les Journées avaient porté haut l'étendard des Damnés de la terre (titre d'un livre-culte du psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon, publié aux Editions Maspero en 1961). Les brasiers des vents libertaires en Afrique, Asie et Amérique dite latine soufflaient encore ferme. Les politiques naissantes avaient volontiers des vocations tribuniciennes. L'Afrique et le monde arabe étaient alors en quête d'un droit de cité dans la société internationale. Ministre tunisien de la Culture à l'époque, M. Chédli Klibi avait déclaré à l'occasion de la première session des JCC en 1966 : "Nous espérons d'abord un dialogue. Un dialogue franc, lucide, sans arrière-pensées. Mais nous sommes sûrs qu'un tel dialogue ne peut conduire qu'à une meilleure connaissance réciproque entre Africains et Européens, entre Méditerranée du Sud et Méditerranée du Nord". On monte à l'assaut Quarante-quatre ans plus tard, la légitime aspiration demeure de mise. Peut-être même avec plus d'acuité, eu égard aux multiples barrières et forteresses inexpugnables qui se sont dressées entre-temps. Entre les peuples, les continents et les cultures. Toujours est-il que les JCC ont, dès lors, pleinement assuré leur rôle. Des cinéastes africains et arabes sont montés à l'assaut des citadelles inaccessibles. Avec classe et brio. Il faut savoir que l'année 1966 verra la naissance des deux premiers longs métrages africains. Soixante-et-onze ans après la naissance du cinéma ! Il y a eu en Tunisie Al Fajr (l'Aube) d'Omar Khlifi et La Noire de…de Sembène Ousmane (Sénégal). Ce dernier film emporte d'ailleurs la palme d'Or de la première session des JCC. En 1970, ce sera au tour de l'Egyptien Youssef Chahine de se distinguer. Il entamera depuis une très brillante carrière internationale. Avant son sacre carthaginois, et bien qu'il ait eu une filmographie assez étoffée, il n'en était pas moins encore au stade d'illustre inconnu. A la fin de sa carrière, il avait été applaudi plus d'un quart d'heure durant sans discontinuer par un public debout au festival de Cannes. Les JCC s'érigent alors en tremplin de choix, en plus de leur vocation de forum privilégié des expressions cinématographiques africaines et arabes. Les sessions se succèdent. De prestigieux noms se font rappeler au bon souvenir du monde. Ce seront Taoufik Salah (Syrie), Sarah Maldoror (R. D. Congo), Borhane Alaouié (Liban-Syrie), Mohamed Abid Hondo (Mauritanie), Naceur Ktari (Tunisie), Merzak Allouache (Algérie), Souleymane Cissé (Mali), Mohamed Malas (Syrie), Abdellatif Ben Ammar, Nouri Bouzid et Férid Boughdir (Tunisie), Michel Khleïfi (Palestine) et bien d'autres. Non Delenda Carthago Le sacre à Carthage mène au sacre international. La renommée des Journées cinématographiques de Carthage s'impose en coup de vent. Les artistes se mettent à courir les trophées de Carthage. Tanit revient dans les mœurs communes. C'est tellement évident qu'on se met à copier Carthage. Des journées font leur apparition sur les bords du Nil, dans le Croissant fertile et sur les hauteurs de l'Atlas. Carthage demeure inébranlable. A lui seul, le nom évoque la gloire, la durée, la résistance, la régénération aux lendemains de la destruction systématique et de l'anéantissement. Les hordes de Scipion et l'empire romain ont disparu de la surface de la terre, Carthage reste. Non Delenda Carthago. Un exemple à méditer. Les tapis rouges sont toujours les bienvenus. Le militantisme n'est guère synonyme de misérabilisme. Les révolutions — culturelles qui plus est — se font même en broderies et dentelles. Mais la vocation demeure toujours la même. Place privilégiée du génie arabe et africain à l'œuvre, les JCC ne semblent pas prêtes à tourner le dos à leur vocation. Et encore moins ternir leur réputation. Ce qui les a justifiées, initialement, c'était l'aspiration légitime des peuples opprimés à la reconnaissance, au traitement égalitaire, à l'échange équitable. La requête demeure d'actualité en ces temps de replis identitaires frileux, de frissons sécuritaires et d'exclusions multiformes.