Foued Ajroudi déclame une prose tracée à la plume-scalpel pour disséquer, non pas le corps, mais l'âme tunisienne après son passage forcé par les années qui ont suivi la Révolution du Jasmin. Un ouvrage où il y a bien peu de jasmin, alors que l'auteur semble livrer une bataille de valeurs à tous ceux qui ont vicié les espoirs démesurés de liberté, de justice, de dignité et de progrès caressés par tout un peuple. «Ma patrie désarmée sauf du passé accompli et du manque des êtres chers aux âmes pures et à l'orgueil éparpillé sur mille milles...», s'écrie Foued Ajroudi dans ce recueil de poésie dont les lettres semblent écrites à la braise ardente. La chose n'est pas aussi franche qu'un feu clair dont les flammes s'élèveraient à l'horizon. Plutôt des flammes quasi virtuelles, contenues, localisées, mais menaçant de se prononcer à tout moment, laissant l'auteur haletant, les doigts mal assurés autour de la plume. Une plume-rebelle à laquelle Ajroudi reconnaît une vie propre, presque une indépendance vis-à-vis de lui-même, s'empare de la main de l'auteur pour lui faire dire tout ce qu'elle a sur le cœur. L'auteur devient alors ‘Un' avec sa plume qui s'insurge contre ce qu'il appelle «les cohortes de corbeaux, de malfaiteurs et de mercenaires qui ont lacéré de blessures la fière Tunisie et qui l'ont acculée dans les méandres de l'autisme». «J'accuse...» Seulement, entre plume-pleureuse et plume-scalpel, le choix est vite fait par l'auteur qui mobilise les vocables autour d'une cause unique : dénoncer. Sur la trace des Cyniques et des Stoïciens de la Grèce antique, Ajroudi engage ainsi sa prose dans une diatribe polémique violente qui se veut pourtant en dehors des lieux communs de la simple éthique. Une rhétorique tonitruante déclamée à l'adresse de l'auditoire le plus large des Tunisiens, truffée d'ironie, d'invective et de critique. Ce n'est rien de moins qu'un pamphlet qui dénonce les hommes du pouvoir, de l'ombre et des influences perverses, qui n'est pas sans rappeler le flamboyant vocable d'Emile Zola face à l'injustice: «J'accuse...» ! Mais pourquoi Ajroudi ne lance-t-il sa diatribe qu'après deux poèmes d'amour ? Peut-être pour nous faire comprendre qu'en montant au créneau pour prendre la défense de la patrie en danger, il tient absolument à garder intacte cette humanité profonde sans laquelle les actes de violence n'ont pas le moindre sens. Car l'ouvrage est jalonné de violence de part en part : morts, mirages, tumeurs malignes, folies, cassures, souffrances, chutes, cris, vols, chaînes, brasiers, apostasie, cendres, noyades... «Le témoin est debout devant les ruines les années de subornation ont tout détruit les montagnes ont été démembrées le vent souffle à la Kasbah les poignets du palais sont enchaînés... Le témoin est debout, la poitrine offerte, les mains vides sauf de l'entêtement il se tourne vers le ciel Seigneur, par où vais-je commencer ?» Le plus petit dénominateur commun Comme un franc-tireur, Foued Ajroudi attaque ouvertement les «clous rouillés» et les «renards» qui ont acculé tout un peuple à la catatonie, autant de pierres inanimées ayant perdu tout ascendant sur le présent et l'avenir, devenues otages des sbires de l'imam et de tous les autres chefs de file qui, à ses yeux, n'en valent pas plus. Tous les thèmes sont là dans des citations parfois transparentes, souvent sibyllines, pour dénoncer encore et encore les innombrables inaptitudes des politiciens de tous bords à s'inscrire dans le sens de l'Histoire qui a donné une chance unique à ce pays que la géographie a placé parmi les Loosers ; les consommateurs, les incapables-de-créer, les impropres-à-la-démocratie. «Le drapeau, réceptacle de tous les sacrifices pleura... sur le soldat gisant mon drapeau blanc et rouge est devenu oriflamme», écrit Ajroudi pour rappeler que le Ppdc (plus petit dénominateur commun) de tout un peuple ne peut être que la Patrie et que faire œuvre de patriotisme est vraiment la moindre des choses pour les gens d'honneur. Un concept que l'auteur regrette comme une rareté de musée. Une dernière chose : attention, toute similitude avec des faits réels observés après la révolution du Jasmin n'est absolument pas fortuite ! Le témoin et la subornation, 71p., mouture arabe Par Foued Ajroudi Editions à compte d'auteur, 2017.