Pour maints observateurs, quoi qu'il fasse, le ver est déjà dans le fruit. Et Youssef Chahed gagnerait à ne point chercher par tous les moyens à demeurer aux affaires, mais à promouvoir de réelles réformes, en dépit des exigences étroites et autres lubies des partis majoritaires. L'atmosphère politique est lourde, visqueuse, poisseuse. Témoin, le flot de rumeurs, de fuites et de racontars sur tout et rien. Cela va de la santé du président de la République au départ supposé du chef du gouvernement. Ce dernier subit depuis peu de véritables salves de feux amis en prime. Ils tendent à accroire que son gouvernement, n'en pouvant plus guère, est sur le départ et qu'on lui chercherait déjà un successeur. Il y a des rumeurs, certes, mais il y a aussi des fuites et autres révélations à demi-mots de ceux qui sont dans le secret des dieux. Et, fait étrange, les plus acharnés dans cette campagne bien orchestrée quoique mal ficelée, ce sont bien les représentants des deux principaux partis de la coalition gouvernementale, Nida Tounès et Ennahdha. Les deux formations politiques campent un double rôle vis-à-vis du chef du gouvernement, Youssef Chahed. Tantôt elles soufflent le chaud, tantôt elles insufflent le froid. Pourtant, Nida et Ennahdha détiennent l'écrasante majorité des portefeuilles dans le gouvernement Youssef Chahed avec, respectivement, treize ministres pour Nida et huit pour Ennahdha. Souvenons-nous, dans une interview télévisée le 1er août 2017, Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, somme Youssef Chahed de s'engager à ne pas se présenter à la présidentielle de 2019 ou de rendre le tablier. Tout récemment encore, il assène qu'Ennahdha ne soutiendra Youssef Chahed que tant qu'il bénéficie du soutien de Nida Tounès. Suivez mon regard. De son côté, Nida Tounès ne cache guère sa désapprobation de la manière dont Youssef Chahed gère les affaires. Les déclarations et autres articles et tribunes incendiaires ou tendancieux de dirigeants de Nida proches de Hafedh Caïd Essebsi se succèdent. À les en croire, Youssef Chahed est fini et la loi de finances 2018 serait le fossoyeur de son gouvernement. D'ailleurs, au Parlement, les députés Nida et Ennahdha sont les plus prompts à contrer avec virulence les projets de loi de finances et du budget 2018 présentés par le gouvernement dont ils sont les principaux sociétaires. De quoi faire pâlir les députés de l'opposition radicale proprement dite. Pas plus tard que lundi dernier, Rached Ghannouchi (Ennahdha), Hafedh Caïed Essebi (Nida Tounès) et Slim Riahi (UPL) ainsi que les présidents des blocs parlementaires de ces trois partis, se sont réunis aux Berges du Lac pour annoncer la formation d'une «coordination tripartite au pouvoir». Tout en réitérant leur appui au gouvernement d'union nationale, les trois partis ont convenu de la tenue de réunions consultatives périodiques avec le chef du gouvernement. Ils ont annoncé également qu'ils présenteront des projets de loi et des propositions de changements substantiels de la loi de finances 2018. Tout porte à croire que l'étau se resserre autour de Youssef Chahed. De hauts dirigeants des principaux partis de la place veulent visiblement sa peau, à l'instar de ce qu'il en fut avec son prédécesseur, M. Habib Essid. Pour l'heure, la présidence de la République demeure la grande muette dans ce bal fantasmagorique. Youssef Chahed, lui, se défend en catimini. Il multiplie les sorties de terrain en vue de prendre l'opinion à témoin et de continuer de bénéficier de son capital sympathie érodé au fil des augmentations vertigineuses des prix et des pénuries alimentaires. Une manière de dire «à défaut de grives, on mange des merles». C'est ainsi que, du Caire, il a atterri directement à Gabès pour s'enquérir des immenses dégâts et pertes, notamment en vies humaines, dus aux dernières inondations. Il s'est rendu ensuite, à l'aube, au marché de gros en vue de fustiger publiquement (et médiatiquement) les accapareurs, spéculateurs et intermédiaires véreux. Et, en nommant hier Imed Hammami, un proche de Rached Ghannouchi, ministre de la Santé, il tente d'amadouer le chef d'Ennahdha, via la promotion de son enfant-chéri, s'il ne semble céder tout bonnement au chantage et aux menaces. Pour maints observateurs, quoi qu'il fasse, le ver est déjà dans le fruit. Et Youssef Chahed gagnerait à ne point chercher par tous les moyens à demeurer aux affaires, mais à promouvoir de réelles réformes, en dépit des exigences étroites et autres lubies des partis majoritaires. Bref, au fil des jours, la politique vire sous nos cieux au marchandage de tous les instants. La logique de la guerre de tous contre tous y préside. Et les vieux démons de la trilogie infernale de la tribu de la croyance et du butin, caractéristique du fait politique dans nos sociétés archaïques, reprend le dessus.