Anouar El Fani nous invite à lire le journal d'un imam libre, éclairé et de bonnes mœurs que l'esprit d'ouverture, l'idée qu'il s'est toujours fait de ses fonctions, de ses devoirs, l'éthique en général mènent au constat qu'il ne pourra jamais composer avec les islamistes. Une chronique des moments décisifs qui ont amené, selon lui, un danger plus grave que l'autocratie. Il ne manque pas de certitudes, mais c'est la manière de les prêcher qui détonne avec ce que les croyants attendent d'un imam. Il a des états d'âme, des crises d'angoisse et des cauchemars. Il erre dans cet en-dedans jalonné d'ambiances kafkaïennes, la peur du vide le tenaille, sa mère disparue lui apparaît comme pour l'inviter dans un ailleurs moins déprimé. Il vit dans un univers d'épouvante et de fantasmes et son esprit taraudé lui refuse le sommeil. Les choses s'aggravent et il a bientôt des défaillances physiques, ses jambes se dérobent, ses malaises sont de plus en plus fréquents. Pourquoi ? Des indics et des flics Il ne sait pas, et ce n'est pas faute d'introspection. Pourtant, sa foi ne vacille pas alors qu'il patauge. Mais c'est peut-être parce que c'est le 17 décembre 2010, date à laquelle il décrit son mal-être dans son journal alors que les rumeurs grossissent à propos d'un jeune homme du nom de Mohamed Bouazizi qui se serait immolé par le feu par dépit et par désespoir. Car la Tunisie gronde et crie à la dignité et à la liberté en cette fin d'année terrible qui inaugure les désormais controversés Printemps arabes. L'imam, confus, évoque, quelques jours plus tard dans son journal, tous ces indics et tous ces flics qui pullulent à chaque prêche dans la mosquée, comme dans toutes les autres mosquées du pays, et qui sont à l'affût du plus petit écart, de la moindre incartade contre le pouvoir en place qui dure depuis vingt-trois années. «Je vois s‘achever 2010 avec la certitude que 2011 sera celle des grands bouleversements», note-t-il le 31 décembre. Le «Benchmark» de la civilisation universelle Les semaines passent et ce qu'il décrit dans son journal vire du simple constat au malaise le plus profond. Contre toute attente, il assiste à la montée de l'islamisme mais sa religion est faite, si l'on ose dire, et, le 27 octobre, il le dit sans ambages : «Etant un homme libre et un imam qui s'est toujours fait une certaine idée de ses fonctions, de ses devoirs, de l'éthique en général, je ne pourrai jamais composer avec les islamistes». Il ne peut pas, c'est clair, et nous le comprenons dès le début du roman. Alors que voici le journal d'un imam, il n'est pas balisé de dates de l'Hégire mais de celles du calendrier «civil». Voire, on saisit vite entre les lignes que son «Benchmark» n'est pas du tout l'exclusivité de l'arabo-musulman mais bien la civilisation universelle... et on commence à comprendre comment tout cela va finir. Après une longue pause délibérée, il renoue avec l'écriture en janvier 2016, plus de quatre années après la dernière entrée. Le pays qu'il décrit alors est plongé dans un climat morose et délétère. Les islamistes sont au pouvoir. Il s'est passé tellement de choses mais un fait intime, dans son propre couple, le touchera au plus profond de lui-même. Son épouse l'étonne en lui confiant qu'elle a décidé d'abandonner l'idée du pèlerinage qu'elle a longtemps caressée parce qu'elle avait commencé à se poser des questions quand le premier meurtre politique fut perpétré par une faction islamiste. Sans date, et un peu sans surprise, la dernière entrée du journal est bizarre : l'imam a perdu la foi, il a baissé les bras devant tant de haine, d'ignorance et d'extrémisme. Trois chapitres aux titres clairs et nets pour tous ceux qui ont vécu, ou suivi, l'évolution de la révolution : le feu de l'espoir, le chemin de la liberté, le champ du possible. Avec un seul résultat sûr: la désillusion... pour le moment, j'espère ! Journal d'un apostat, 230 p., mouture française Par Anouar El Fani Editions Arabesques, 2017 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.