De notre envoyée spéciale Neila Gharbi Malgré l'attaque terroriste perpétrée dans une mosquée dans le Sinai qui a fait plus de 300 morts, la vie continue en Egypte, le cinéma aussi. Le Festival du film du Caire a poursuivi ses projections mais sous haute protection. Parmi les films tunisiens programmés à cette 39e édition : «El Jaida» de Salma Baccar. Projeté en première au Théâtre Hanager dans le cadre de la section Horizon du cinéma arabe, «El Jaida», le troisième opus d'une trilogie avec «La danse du feu» puis «Khochach la danse du feu» de Salma Baccar a reçu un excellent accueil de la part de la critique et du public égyptien qui ont apprécié l'audace et la pertinence avec lesquelles la réalisatrice a abordé la thématique de la condition de la femme dans les années 50 à l'époque où la Tunisie était sous protectorat français. La projection du film a eu lieu en présence de la réalisatrice Selma Baccar et des acteurs : Khaled Houissa, Souhir Ben Amara, Amira Derouiche et de la décoratrice Rahma Béjaoui ainsi que de l'ambassadeur de Tunisie en Egypte et des membres de la représentation diplomatique au Caire. Le débat ayant suivi la projection a été marqué par un flux d'éloges de la part des intervenants. «Tous les acteurs sont impressionnants et notamment Souhir Ben Amara, en qui j'ai vu une Amina Rizq», a souligné le critique et réalisateur Yahia Zakaria. «Un film de haut niveau dont le scénario est écrit avec précision et interprété avec beaucoup de brio et au-delà du sujet qui défend la cause de la femme, traite des problématiques qui touchent la société arabe entière avec ses contradictions, ses antagonismes et les forces obscures qui veulent la ramener en arrière», a estimé le journaliste Taraq Abdelfatah. «Le cinéma tunisien n'arrête pas de nous surprendre à chaque fois. "El Jaida" est un film sur la libération de la femme et en même temps sur la libération d'un pays. J'ai beaucoup apprécié ce parallèle», a indiqué Faiza critique de cinéma. Ahmed Hijazi, critique libanais a, cependant, reproché au film de présenter une image négative de l'homme. Ce à quoi, Khaled Houissa a réagi en expliquant que les personnages tant féminins que masculins portent en eux des souffrances et des paradoxes qui font qu'ils ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, mais les deux à la fois. Pour sa part, Selma Baccar a parlé d'un projet de société avant-gardiste et moderniste. «On a failli perdre nos acquis mais nous avons su les préserver grâce à une société civile forte et déterminée». Par ailleurs, elle a parlé de la scène symbolique dans Dar Joued où apparaît «Leila» (Souhir Ben Amara) en robe de mariée maquillée d'une larme à l'Arlequin signifiant à la fois la joie et la tristesse d'un personnage fragile et désinvolte. Par ailleurs, «je crois beaucoup à la transmission intergénérationnelle», a-t-elle encore précisé. A la fois anges et démons «El Jaida» est un portrait de groupe: quatre destins croisés de femmes emprisonnées dans Dar Jouad, maison de correction et de rééducation des femmes désobéissantes qui a existé à Tunis avant l'indépendance. Le film raconte le calvaire de quatre femmes rebelles de différents âges et conditions sociales qui se retrouvent dans cette prison sous l'autorité d'une Jaida, la geôlière. Un parallèle est fait entre la petite histoire et la grande Histoire pour montrer que l'une n'existe pas sans l'autre et que le drame personnel fait écho au drame collectif. Selma Baccar s'intéresse au processus qui a conduit à la détention de ces femmes mais aussi à leur combat pour retrouver leur liberté. Ce qui sauve ce plaidoyer sur l'émancipation de la femme est le traitement narratif non manichéen (lutte entre le bien et le mal) des personnages tant masculins que féminins qui sont à la fois anges et démons. «El Jaida» joue sur une corde raide et les acteurs comme des équilibristes essaient d'accorder leur jeu pour ne pas chuter d'un côté ou d'un autre. Dans cette reconstruction historique, terrain privilégié de Selma Baccar, une attention particulière a été apportée aux décors et aux costumes typiquement tunisois (jebba et chechia pour les hommes et sefsari et fouta et blousa pour les femmes). Les quatre femmes qui nous sont présentées marchant sur la pointe des pieds sont déjà chez elles en réclusion. La première, Bahja (Wajiha Jendoubi) une mère cultivée osant demander le divorce à son mari qui la trahit avec sa propre sœur. La deuxième, Leila, est campée par Souhir Amara ; c'est une femme désirable qui s'ennuie tellement de son vieux mari, impuissant, qu'elle trompe avec un jeune boucher. La troisième, incarnée par Salma Mahjoub, est Hassina : une adolescente romantique qui tombe amoureuse d'un jeune militant. La quatrième, que joue Najoua Zouheir dans le rôle d'Amel, n'est pas en reste : harcelée par sa belle-mère, elle est excédée par l'incapacité de son mari à prendre les choses en main. Une fois ce portrait de groupe brossé, c'est la petite histoire qui laisse se profiler la grande. Non-dits, huis clos, enfermement, agressivité, tendresse, la réalisatrice trame son histoire tantôt en serrant les points, tantôt en les relâchant pour maintenir le rythme et s'approcher d'une fin à la fois tragique : la mort de Leila et heureuse : le retour de Bourguiba en 1955, en libérateur du pays et de la femme. Et puis, elle entreprend un grand saut en avant qui nous amène à l'Assemblée Constituante où elle-même a siégé pour défendre les droits des femmes. Selma Baccar réussit un film populaire et didactique qui peut être vu en famille.