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La passion du réel
Opinions
Publié dans La Presse de Tunisie le 26 - 02 - 2018


Par Faouzi Saïd BEN AMOR *
Aucune mort n'atteint sa voix inextinguible lorsqu'il est soulevé par l'exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin, mûrit au cœur de son midi sensible
Il est parmi les messages qui durent, qui par-delà les portiques des morts lèvent des coupes pleines de fruits glorieux
(R.M.Rilke, Célébrer, c'est cela in Sonnets à Orphée, 1943)
Dire quelque chose de la mort, à propos de l'œuvre de B. Gorchène, me paraît fort risqué ne sachant moi-même ce qu'est la Mort. Mais si on a le courage de bien regarder l'œuvre, on est forcé de confronter la mort, du moins un sentiment qui ne peut avoir ancrage que dans l'angoisse de la mort. Alors prenons ce courage de dire quelque chose ou du moins ce que l'artiste tente de nous rappeler de la présence de la mort, son omniprésence dans la vie même. De ce fait , le titre même nous interpelle : « », mais nous apprend-il suffisamment sur la mort; si on traduit, «», «quand on a enterré Youssef», cela marque un moment, une date mais non l'événement de la mort, et une conséquence de cet événement, ce qui en découle; Youssef, en effet est le nom d'une éthique, probité, justice, prévoyance, bref une sagesse et une conduite. Dans le contexte de notre monde contemporain, dans notre situation historique ou plutôt anhistorique où tout est régi par l'économie, dans l'affolement de l'économie mondialiste qui ne cesse d'ajuster sa stratégie pour légitimer ses choix consuméristes, son contrôle des institutions politiques et sociales, où même l'art, «l'art contemporain» s'entend, est devenu un sous-produit de ce que l'on appelle une culture mondialiste où les objets et les concepts sont recyclés dans une banalité et une froideur qui donnent le frisson, sonnant la mort de l'art tant de fois prédite mais devenue inéluctable. B. Gorchène dit à ce propos que la mort de Youssef est la mort à laquelle tout homme authentique aspire, c'est-à-dire une mort juste où l'homme s'est réellement accompli dans une vie débarrassée de tout acte ou sentiment de haine, d'envie, d'iniquité. «Quand on a enterré Youssef» peut se comprendre ainsi la fin d'une éthique et en même temps d'une esthétique et d'une politique. Nous semblons aller trop vite et esquiver la nature de la mort et son pouvoir de faire œuvre dans l'art de B. Gorchène quand on sait que la question qui nous est adressée est : qu'est-ce alors que la mort dans la création de l'artiste ? Pour cela, je ferais appel à deux poètes, Fernando Pessoa où la mort est l'infini du réel, et R.M.Rilke dans le concept de l'Ouvert où la mort est un acte personnel et un choix tout au long de la vie. Dans cette perspective, la mort est perçue comme une quête de vie authentique, une vie où l'individu ne vit pas mais existe réellement, se donnant la liberté pour affronter et conquérir sa totalité. L'angoisse de la mort est dans cette situation la condition et le moteur de toute création, elle est, comme dit G. Deleuze, ce qui nous force à penser et à sentir car nous ne pouvons penser sans être forcés à penser, sans être mis en situation à trouver un sens à l'existence. F. Pessoa écrit: «Nous sommes faits de mort. Cette chose que nous considérons comme autant la vie, c'est le sommeil de la vie réelle, la mort de ce que nous sommes véritablement. Les morts naissent, ils ne meurent pas. Les deux mondes, pour nous, sont intervertis. Alors que nous croyons vivre, nous sommes morts; nous commençons à vivre lorsque nous sommes moribonds.
Il existe le même rapport entre le sommeil et la vie qu'entre ce que nous appelons la vie et ce que nous appelons la mort. Nous sommes endormis, et cette vie-ci est un songe, non pas dans un sens métaphorique ou poétique, mais dans un sens véritable. Tout ce que nous jugeons supérieur dans nos activités participe de la mort, tout est la mort. Qu'est-ce que l'idéal, sinon l'aveu que la vie ne rime à rien? Qu'est-ce que l'art, sinon la négation de la vie? Une statue, c'est un corps mort, sculpté pour fixer la mort dans une matière incorruptible.» Ainsi, l'art consiste à arracher au monde un sens pour garder une trace et une mémoire d'un moment , d'un vécu authentique dans la négation de la vie, où l'artiste est en constante lutte, à l'affût, du réel qui ne cesse de se dérober car, comme dit H. Maldiney : « Le réel est toujours ce qu'on n'attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours déjà là». Si le réel se dérobe, c'est parce que si nous cessons de faire face, esquivant ce qui nous résiste, nous tombons dans l'oubli de l'être. Ecoutons encore F. Pessoa: «Le plaisir lui-même, qui nous semble à tel point une immersion dans la vie, est bien plutôt une immersion en nous-mêmes, une destruction des liens entre la vie et nous, une ombre mouvante de la mort. L'acte même de vivre équivaut à mourir, puisque nous ne vivons pas un jour de plus dans notre vie sans qu'il devienne, de ce fait même, un jour de moins. Nous peuplons des songes, nous sommes des ombres errantes dans les forêts de l'impossible, dont les arbres sont demeures, coutumes, idées, idéal et philosophies. Ne jamais trouver Dieu, ne pas même savoir si Dieu existe! Passer de monde en monde, d'incarnation en incarnation, toujours perdus dans la chimère qui nous cajole, dans l'erreur qui nous flatte. Mais jamais la vérité, jamais l'arrêt définitif! Jamais l'union avec Dieu! Jamais entièrement en paix, mais seulement un peu de la paix, et toujours le désir de cette paix! « L'œuvre d'art dans ce sens est un incessant retour pour assouvir ce désir de paix et d'union avec soi, un entêtement et une lutte pour résister à ce qui détourne du chemin consistant à vaincre l'inquiétude et l'angoisse de la mort. Ce qui se joue dans les stations de la mort dans l'œuvre de B. Gorchène est à chaque fois cet effort d'arrêter le temps, une induration et une vitrification du temps dans une instase et une extase, une joie et une jouissance du moment retrouvé. Chaque station est une conquête et une victoire sur le temps et sur la mort. Chaque station est un événement jaillissant de la mémoire et du vécu de l'artiste , c'est à la fois hantise, inquiétude, et angoisse. C'est à chaque fois, un moment arraché au réel, authentique, car surgissant de la mort-vie, et qui ne cesse de s'évanouir. C'est dans l'Ouvert de la mort que cet événement surgit et que le travail de l'art arrive à fixer dans la dématérialisation de la matière. L'œuvre est réelle car apparaissant dans l'angoisse, dans ce qui force à sentir et à penser, elle est une ruine, une cendre à travers laquelle une étincelle, une flamme et un feu jaillissent pour surmonter la mort et imposer la vie.
En effet l'œuvre de B.Gorchene se déploie dans différentes stations. Qu'est-ce qu'une station? Station est communément un lieu d'arrêt, un point d'attente pour partir vers un autre point, une destination. Station a une origine étymologique dans différentes langues (Provenç. estatio, istacio, statio ; espagn. estacion ; ital. stazione ; du lat. stationem, de stare); et s'emploie dans différentes disciplines, en Astronomie, phase du mouvement apparent d'une planète dans le ciel, durant laquelle celle-ci semble temporairement immobile parmi les étoiles; en Géodésie, point du terrain, matérialisé ou non, où est disposé un instrument pour faire des mesures, en Liturgie, 1.Chacune des quatorze pauses que, suivant une tradition tardive, fit Jésus sur le chemin du Calvaire, 2. Chacun des quatorze tableaux, sculptures ou simples croix, qui représentent ces pauses, et devant lesquels on récite les prières dont l'ensemble porte le nom de « chemin de la croix »; s'agissant des stations de B.Gorchène toutes ces définitions sont légitimes se rapportant tout à la fois au thème de la mort et le processus de création de l'œuvre, plasticité , rythmes colorés, figures, signes indices, l'espace de l'installation, induration du temps et la perception de l'œuvre comme totalité agissante. Nous n'exagérons pas d'avancer qu'il s'agit d'un chemin de croix, qui invite à une méditation spirituelle.
Avant d'aborder la lecture de l'installation «» il nous semble nécessaire de s'arrêter à d'autres stations antérieures qui sont à même de nous éclairer sur le processus et la pensée de l'artiste. Car en effet le sentiment d'angoisse de la mort n'arrête pas de hanter l'artiste et d'alimenter sa création depuis déjà un certain temps. Nous ne sommes pas dans les secrets intimes de B.Gorchène mais nous oserons avancer que les événements marquant cette hantise s'égrènent jusqu'à sa tendre enfance et qu'ils les intègre à chaque fois dans son œuvre. Nous pensons que la galerie elle-même est la station fondamentale et première dans le sens originaire ; elle est l'aître de l'artiste (Etymol. et Hist. aître provient − Du lat. atrium, proprement « pièce principale de la maison romaine », « cimetière entourant l'église », « porche, parvis de l'église », « portique, parvis de basilique »), dans le sens où elle est le lieu de la méditation et de l'élaboration de l'œuvre. Pour rappel historique la galerie occupe en son lieu une position particulière, elle est le centre et le cœur de la vieille ville de M'Saken, c'est qu'elle est au cœur de l'origine et de la fondation de la ville, dans cette enceinte l'artiste n'arrête pas d'entendre l'appel du seigneur. Il va de soi que l'artiste n'est pas un ermite ou un ascète ni la ville de M'Saken est retranchée de son environnement proxime ou lointain. L'artiste a cette capacité de ramener à lui les événements du monde et de les transcender à travers son œuvre, dans cette ouverture il fait le crible pour capter les essences. Car l'art aussi est un travail de mémoire, non pas une réminiscence superficielle mais une mémoire approfondie et travaillée dans le sentir et le besoin urgent d'exister. Nous pressentons, à partir de cette station, que la couleur bleue, qui est devenue le signe et l'emblème de B.Gorchène, pourrait délivrer son mystère. Le bleu, que nous appelons désormais BBG, et qui envahit progressivement l'œuvre comme adjuvent plastique et constituant symbolique, ne cesse d'attirer l'attention des observateurs, une énigme irrésolue. Nous ne prétendons pas dévoiler un mystère pour une couleur qui est l'emblème même du mystère et dont l'auteur tient à tort ou à raison à en garder le secret.
De mémoire partagée avec l'artiste, jadis nos maisons arabes typiques étaient souvent des enceintes closes aux murailles hautes, les intérieurs étaient parsemés de portes et de fenêtres bleues. Et il y a quelque fascination à percer les secrets derrière ces ouvertures bleues quand on sait que ces espaces intimes étaient réservés aux femmes. Cette image qui a hanté notre enfance curieuse est peut-être un premier motif dans le désir de transgression pour un artiste. Le bleu, on le sait, a différentes significations symboliques (profondeur, immatérialité, couleur de l'infini et l'inaccessible, le surnaturel, et enfin le féminin sacré si l'on se rappelle qu'elle est la couleur de la Vierge et à la symbolique de l'Assomption, etc.). Alors qu'est-ce que le BBG quand on sait que l'élément de B.Gorchène n'est ni l'eau, ni l'air, ni le vide? En effet, l'élément de B. Gorchène est le sec. D'ailleurs, il en fait un élément quasi présent dans un ensemble d'œuvres-stations . D'autres stations (installations où la paille, les piments séchés, les pierres tombales) sont une première approche de la mort cosmique, semences, restes de moissons, ruines, restes et traces, renouvellement des saisons et résurrection de la vie, puis la série des installations XXL, Xelles, elles? introduisent le bleu BBG d'une manière invasive et extensive. L'installation « » est l'ultime création de l'artiste et dans ce sens elle est l'approfondissement de cette interrogation sur la mort. En effet, en elle, ce sentiment devient plus intense. La galerie, à cet effet, est devenue un sanctuaire où les stations sont comme des points ou des moments d'in-stase/ex-stase d'une mort réellement vécue et consacrée. La galerie devient le temps de l'installation, un labyrinthe de galeries où le rituel de la mort est solennellement figuré. L'entrée se présente comme une introduction et le credo du créateur, en quelque sorte une mise en garde et un mode d'emploi pour le spectateur qui va déambuler dans cette catacombe labyrinthique. L'espace blanc où des figures blanches, elles aussi, de par leur traitement abstrait, aérien et léger, se dressent comme des obélisques, signe d'élévation et de lumière; la mort, l'artiste nous semble dire qu'elle est au commencement, dans sa lumière vous allez entrevoir votre condition et la possibilité d'une vie authentique. Comme par malice, le destin fait que cette entrée va aussi servir de sortie pour le spectateur, dans cette pérégrination fabuleuse le bain de jouvence dans la source de la mort doit lui redonner rajeunissement et vitalité. A cet effet, l'artiste a placé au fond du couloir où trônent ces figures lumineuses un portail BBG, portail mystérieux, qui attire et en même temps repousse le spectateur. Par un détour on franchit cet espace de lumière pour l'épreuve de vérité; dans cette galerie, lieu de la veillée funèbre, les différentes stations sont peuplées par des groupes de figures dans un corps-à-corps avec les anges noirs de l'inquiétude, de la souffrance, de la maladie et de l'angoisse devant la mort. Dans ce monde angoissé qui rappelle celui du peintre norvégien Edvard Munch, la couleur BBG commence à s'introduire dans une rythmique subtile, servant tantôt de bandes verticales, tantôt de fond aux personnages jusqu'à les absorber totalement. Si l'on sait que la veillée funèbre, est un acte primitivement religieux, dont la fonction consiste à veiller sur la dépouille du défunt pour que son âme puisse quitter son enveloppe terrestre accompagnée de toutes les pensées positives des proches, on se demande quel est le sens de cette imprégnation progressive de la couleur bleue? Si dans certaines croyances l'être humain abandonne son enveloppe physique qui est mise en valeur; toutefois au moment où survient le décès, l'âme et l'esprit du défunt continuent à exister mais ne sont pas perceptibles par nos sens. Le défunt ne voit plus avec ses yeux, n'entend plus avec ses oreilles, ne peut plus toucher avec ses mains, cela ne l'empêche pas de percevoir toutes les réalités psychiques et spirituelles insoupçonnées de son vivant. Dans la veillée funèbre, le défunt serait capable d'assimiler directement des sentiments enfouis dans l'âme des êtres humains proches de sa dépouille; inaccessibles de son vivant, désormais ces pensées et sentiments lui sont transparents. C'est pourquoi dans son fondement spirituel, la veillée funèbre demande aux proches du défunt de veiller sur sa dépouille durant plusieurs jours. Ceci pour que l'âme et l'esprit du proche disparu puissent quitter l'enveloppe charnelle et terrestre accompagnés de tous les bons sentiments, de la chaleur humaine, des pensées des proches aimants et bienveillants. Nous commençons dès lors à comprendre les actes et gestes de ces personnages, dans le recueillement et l'intériorisation de la mort la couleur BBG comble la perte, transcende le disparu et sublime les vivants. Il y a dans l'arrangement de cette galerie deux éléments le miroir et le dé bleu géant, le premier renvoyant à notre image narcissique menacée et le deuxième non moins menaçant, mais paradoxalement rassurant quant à notre destination ultime et irrévocable, et que «le temps, selon la parole de Héraclite , est un enfant qui joue au trictrac: royauté d'un enfant!» Dans ce jeu subtil du blanc et de la couleur bleue, l'ombre et la lumière, l'origine et la fin, la vie et la mort , il y a une leçon à méditer et qui rappelle le quatrain désespéré de Omar Khayyâm: «Pour parler clairement et sans paraboles — Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel. — On s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'Être — Et puis nous retournons un par un dans la boîte du Néant.»
Quittant cette station pour d'autres stations, la galerie cimetière où reposent les gisants, veillés par des ombres, des fantômes, des apparitions fantastiques, sont-ce leurs spectres? A-t-on vu jusque-là des spectres bleus? Dans cet espace la couleur BBG devient plus présente, recouvrant les cercueils et les figures spectrales sur les murs. Le sentiment d'étrangeté et d'angoisse s'intensifie, mais paradoxalement la curiosité pousse à dévoiler le mystère : que contiennent ces cercueils bleus aux signes décoratifs énigmatiques, que contient le regard méditatif de ces spectres aux gestes de recueillement dans la nuit de la mort? Dans le silence majestueux la mort nous interpelle, nous tutoie et nous invite à l'intime et au désir qui n'a cessé et qui ne cesse de nous habiter. En effet, si on soulève les couvercles le voile tombe , dans la mort la vie ne cesse de travailler, Eros Thanatos enlacés, inspir/expir, instase/extase, c'est le moment de vérité, nous sommes faits de mort, les morts naissent, ils ne meurent pas. Ce qui est remarquable dans cette galerie est la fonction qu'assume la couleur BBG, dématérialisant les figures spectrales sur le mur blanc et enveloppes sacrées pour les figures enlacées dans leurs tombeaux. Après cette leçon de sagesse, nous visitons l'ultime galerie, là l'artiste nous guide , dans une leçon de méditation et d'ascèse à faire notre introspection, à mesurer combien et comment tirer de la présence de la mort un plan d'existence. Chaque station en effet est un arrêt nécessaire, une occurrence, une induration, pour attraper quelque chose du réel, là où la mort est à la fois un acte personnel et qu'il faut assumer tout au long de sa vie. Dans ces stations, la couleur BBG pourrait enfin révéler son mystère, elle est rythme et fond impénétrable et pénétrant dans lequel les figures se débattent en quête de libération. La couleur BBG est une théo-éroto-logie. Dans ce corps à corps, l'artiste, tel que Jacob luttant avec l'ange; dans chaque station il subit l'épreuve pour lutter avec l'irrésistible. À chaque défaite il se relève, trouvant des forces neuves là où on ne s'attendait pas et qui surgissent tout soudain des blessures reçues. La couleur BBG et l'installation «» commencent à nous livrer leur secret : Youssef en effet s'il est le modèle et l'idéal à suivre, s'avère l'artiste lui-même et proprement l'adversaire contre lequel il faut lutter, un adversaire à sa démesure, un adversaire irrésistible, car où, sinon contre lui, l'artiste devrait déployer jusqu'à l'inconnu de ses forces? Après avoir médité sur les cicatrices que laissent aux arbres les tempêtes Rilke écrit dans Le livre des images :
«Que cela est petit avec quoi nous luttons,
ce qui lutte avec nous, comme cela est grand»
Ce qui lutte avec nous, qu'est-ce qui lutte avec nous sinon la volonté de faire œuvre, laisser une trace, une survivance qui donnerait un sens à partir de l'angoisse de la mort? Si l'on suit le poète dans l'allusion au corps à corps de Jacob avec l'ange:
celui sur qui cet ange l'a emporté,
lui qui avait si souvent renoncé au combat,
celui-là sort droit et dressé ,
et grand de cette dure main qui l'épousa pour le former.
Les victoires ne le tentent pas.
Sa croissance, c'est être le profondément vaincu
par le toujours plus grand.
L'œuvre est lutte et souffrance, elle est la cicatrice des blessures qu'il ne faut pas guérir, et comme dit avec justesse Jean-Louis Chrétien: «Car elles sont source de notre amoureuse intimité avec notre plus haute tâche, celle que nous avons, à l'impossible, reçue sans l'avoir cherchée».
Et le poète ajoute:
«La mort est grande.
Nous lui appartenons, bouche riante.
Lorsqu'au cœur de la vie nous nous croyons,
elle ose tout à coup
pleurer en nous.»
C'est dans l'œuvre et à partir d'elle que l'artiste pénètre dans l'Ouvert : le royaume de la mort. L'Ouvert est ce vers quoi marchent les hommes, dans le spectacle grandiose pressenti et anxieusement attendu mais qui toujours se dérobe aux yeux humains. Dans l'Ouvert on franchit les portes de la mort; dans ce royaume de la mort en apportant ses expériences de vie, la souffrance, l'indicible, cela seuls le voient les artistes, ceux qui ne se séparent pas la vie de la mort, qui quand ils voient l'angoisse grandir, et cela face à la mort devant la nourrir dès son premier souffle et porter elle aussi à son épanouissement total, qu'ils accomplissent la vie et la mènent vers sa plus complète plénitude. La mort devient occurrence, l'autre côté de la vie, la lumière éclairant cette vie ténébreuse et mutilée qui est la part de l'homme. L'art est peut-être une chance et une occasion où s'inscrit l'expression de cette attente de l'Ouvert pour l'accueillir, dans lequel la mort nous introduit. Nous sommes en effet faits pour nous épanouir dans la mort, car à travers elle nous sommes tension vers la lumière, tension vers l'existence totale. Plastiquement, l'œuvre de Béchir Gorchène est une autopoeïse de la mort, une pensée et une pesée où la chronochromie de la couleur bleue rythme l'expérience et le vécu intime de l'homme-artiste, une instase et une extase sublimées dans une jouissance active et intensive.
Si l'on sait que l'artiste Béchir Gorchène est sculpteur on peut se demander comment la couleur BBG est devenue son emblème et son signe particulier? Dans l'ultime station un dialogue entre le blanc des murs qui rappelle les figures-obélisques de l'entrée de l'installation et la couleur bleue BBG, dans l'opposition du blanc lumière et du bleu nuit, la peinture féminine et la sculpture masculine se tutoient, si le peintre se laisse emporter par son émotion la sculpture, tel Antée, lui permet de reprendre contact avec la terre qui le revigore; il y a là une pesée, ce que le refoulé de la couleur dévoile, le geste du sculpteur retient. Paradoxalement, la sculpture à qui revient la Tuché, le sens tactile, ajoute à la profondeur du bleu plus de profondeur, une lascivité et une jouissance. Eros et Thanatos, dialogue de l'ombre et de la lumière, dialogue du masculin et du féminin; les dernières figures : en miroir, face à face, surmontant deux figures féminines empêtrées dans une fontaine de jouvence, un vieillard pesant son geste mais encore enveloppé de bleu, et un jeune homme s'apprête à traverser la lumière, est-ce un éternel retour? C'est en tout cas et assurément une leçon de sagesse et de lumière, qui dans notre monde contemporain déréalisé, nous montre que le réel est la vérité de l'art.
Dates de l'exposition du 25.02. au 15.03.2018
Maître Assistant à l'Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sousse Université de Sousse


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