Par Aymen Hacen Rares sont les personnes qui, enfants déjà, ont choisi leur métier et réussi à l'exercer. Ce qu'on appelle «la vie» fait souvent en sorte que les rêves d'enfant ne se réalisent pas. Celui qui rêvait, par exemple, d'être militaire peut devenir avocat parce que, au lycée, il a découvert sa faiblesse en physique ou en mathématiques, et n'a pas réussi par conséquent à intégrer une section scientifique permettant de lui ouvrir les portes de l'Académie militaire. Contraint à la section lettres (mais c'est loin d'être une vilénie), il a réussi à prendre goût aux mots chemin faisant, à la langue donc, notamment arabe, ce qui lui a permis de réussir son droit et d'aller encore plus loin en réussissant le concours des avocats. Les exemples ne manquent certes pas, mais ce qui nous préoccupe c'est la question des langues et à travers elle la question de la culture véhiculée par les langues. Faut-il en effet être professeur d'anglais, d'allemand, d'espagnol, d'italien, de français ou d'arabe pour lire, écrire et parler correctement ces langues? La réponse est non, bien évidemment, néanmoins la réalité est tout autre. S'il ne s'agit pas de blâmer la nouvelle génération qui a réellement du mal avec les langues, même l'arabe, il nous faut nous interroger sur les raisons de cet abandon qui se traduit souvent par une nouvelle forme d'illettrisme. Maints titulaires de diplômes supérieurs peinent en effet à écrire des demandes d'emploi, des curriculum vitae et sont incapables de relever le défi au moment crucial d'un entretien d'embauche. La situation est parfois si catastrophique qu'elle relève du scandale. Oui, il s'agit d'une sorte de «contre-utopie», d'une dystopie, où les rêves se transforment en cauchemar, où tous les projets édéniques de gloire et de bonheur se transforment en un infernal chaos. Ray Bradbury, déjà en 1953, dans son roman Fahrenheit 451, nous met en garde contre les dangers de l'affaiblissement du système éducatif : «La scolarité est écourtée, la discipline se relâche, la philosophie, l'histoire, les langues sont abandonnées, l'anglais et l'orthographe de plus en plus négligés, et finalement presque ignorés. On vit dans l'immédiat, seul le travail compte, le plaisir c'est pour après. Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d'appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ?» Ce roman, merveilleusement porté à l'écran par François Truffaut, dénonce la tyrannie de l'ignorance qui, sous couverture de populisme, sème des ivraies et non des grains. Le titre est une fine et savante évocation de la température nécessaire pour la consumation du papier, soit 233° Celsius. Autant dire que le titre attaque implicitement les autodafés modernes qui, sans réellement brûler les livres comme au Moyen Âge ou pendant l'Inquisition, les banalisent : «Le système scolaire produisant de plus en plus de coureurs, sauteurs, pilotes de course, bricoleurs, escamoteurs, aviateurs, nageurs, au lieu de chercheurs, de critiques, de savants, de créateurs, le mot «intellectuel» est, bien entendu, devenu l'injure qu'il méritait d'être». Or, ce que nous appelons «don des langues» répond plus à un besoin existentiel qu'à une simple envie de communication. Nous n'apprenons pas les langues pour juste dialoguer ou échanger quelques mots avec les autres. Si nulle quête de soi et de l'autre ne motive la discussion, cela est complètement vain. Lire, écrire ou parler une langue autre que la sienne est une preuve de l'accomplissement de soi, de sa propre individualité ainsi que de l'esprit de groupe résidant dans la mémoire de la langue. Pratiquer la langue de Voltaire ou de Goethe ou de Cervantès ne signifie pas seulement que l'on est capable d'établir des transactions avec les peuples pratiquant ces langues, mais signifie plutôt que l'on est capable d'être fondamentalement soi tout en étant quelqu'un d'autre. Peut-être est-ce le message de Paul dans sa première «Epître aux Corinthiens» : «Ainsi donc, frères, aspirez au don de prophétie, et n'empêchez pas de parler en langues. Mais que tout se fasse avec bienséance et avec ordre». Si personne ne peut prophétiser en prédisant l'avenir de ses enfants ou en les destinant à une telle vie ou carrière, nous ne pouvons pourtant pas nous en remettre à l'inconnu et baisser les armes. Nous devons de fait prévenir car non seulement cela vaut mieux que guérir, mais encore parce que, en nous attachant à une réelle connaissance classique privilégiant les langues pour ce qu'elles sont foncièrement et non pour l'esprit de gain pouvant en résulter, nous devons pour ainsi dire promouvoir le don des langues et même en faire un défi qui, s'il est réalisé, nous assurera une immense fortune aussi bien individuelle que collective. «Regarde le monde, écrit encore Ray Bradbury dans Fahrenheit 451, il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine.» Ecrivant cela, l'auteur nous préconise d'être des «hommes-livres» afin d'être des hommes libres.