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«Nous avons en Tunisie l'une des lois les plus répressives au monde» Entretien avec... M. Mehdi Mabrouk, sociologue, spécialiste des questions d'émigration clandestine
Suite au naufrage de migrants qui a eu lieu la semaine écoulée à Kerkennah, le bilan s'est s'alourdi, s'élevant à 80 morts. Le phénomène de l'émigration illégale ou « Harga » a encore suscité tragédie et émoi à l'échelle nationale. Dans ce contexte et afin d'avoir une meilleure appréhension sociologique de ce phénomène qui ronge notre société, nous avons été reçus par M. Mehdi Mabrouk, sociologue, ex-ministre de la Culture et un des pionniers de la recherche sur l'émigration clandestine. L'émigration clandestine est devenue un fait de société en Tunisie. On en entend parler comme d'un phénomène qui est inéluctable. Des naufrages, on en entend parler très souvent. Mais pourquoi, ce dernier, survenu à Kerkennah, a-t-il suscité autant d'émoi et d'indignation populaires ? Il faut dire que la société tunisienne est très touchée, devant l'image de ces corps repêchés et devant le grand nombre de victimes qui s'est élevé à plus de 75 morts. C'est un nombre qui ne peut laisser indifférent. L'émigration clandestine n'a jamais causé autant de victimes. Le climat politique et la tension sociale qui sévissent ont également accentué cette indignation. En effet, nous vivons une période d'instabilité due aux fréquents remaniements ministériels, au blocage dans le paysage politique, qui enveniment l'atmosphère et provoquent la colère de l'opinion publique. D'après les recherches que vous effectuez, ainsi que vos enquêtes sur le terrain auprès de ces jeunes qui décident de partir illégalement, quelles sont les raisons principales qui les poussent à s'aventurer dans une traversée où les chances d'arriver à bon port sont souvent minimes ? D'abord, quand on parle d'immigration illégale, il n'y a jamais de facteur déterminant. On peut parler de climat favorable, qui encourage plus de jeunes à franchir les frontières. C'est principalement le désespoir causé par la pauvreté, le chômage et la marginalisation qui poussent à la recherche d'une vie meilleure. Le migrant potentiel commence à refuser tout ce qui l'entoure et se soumet à cette unique volonté de fuir. Entre ensuite le facteur de la contagion, qu'on voit surtout dans les quartiers populaires où le principe de solidarité est bien ancré. Si une personne qu'on connaît est partie, on s'encourage à l'imiter. D'ailleurs, le phénomène de l'émigration illégale a connu de grands changements, vu qu'il est devenu très juteux. Dans la première vague, durant les années 90, il s'agissait de jeunes de 25 à 35 ans, vivant dans des régions défavorisées avec un niveau scolaire très limité. Aujourd'hui, ces paramètres ne sont plus les mêmes. D'abord, il y a des enfants mais aussi des adultes et parfois des diplômés et des femmes. C'est pour cela qu'on parle de la « féminisation de l'émigration illégale». Leur nombre n'est pas important, mais qui est tout de même croissant. Elle n'est plus individuelle. Elle est devenue une issue « envisageable » pour celui qui ne trouve pas de travail, ou qui le perd suite aux vagues de privatisation des sociétés ou la fuite des investisseurs. On ne parle plus de personnes venues de régions défavorisées, mais de régions modestes, au revenu et situation stables de la famille. Mais c'est cette crise économique qui a engendré le phénomène de départ ... Nous connaissons bien aujourd'hui les principales zones côtières qui regorgent d'embarcations prêtes à conduire des dizaines de personnes vers l'Italie, pourtant, nous entendons rarement des arrestations ou des tentatives déjouées. Comment pouvez-vous l'expliquer ? Il faut tout d'abord rappeler que la Tunisie a atteint un grand pic au lendemain de la révolution et ce devant l'effondrement du système frontalier / sécuritaire (Près de 26710 sont arrivés en Italie, en 2011). Ce système peine, aujourd'hui, à asseoir son autorité. Il y a également un manque énorme de moyens logistiques au niveau de l'armée et la police maritime pour pouvoir faire des contrôles réguliers. Sans parler de la complicité de certains agents douaniers et autorités maritimes avec les passeurs, qui leur transmettent des informations afin de faciliter leur passage, et ce, évidemment contre une somme d'argent. Devant les récentes déclarations du très controversé ministre de l'intérieur italien Matteo Salvini, beaucoup d'indignation mais aussi d'interrogations. Ces passeurs, n'ont-ils pas depuis engagé des liens avec les mafias italiennes ou des groupes de dealers et recruteurs? Existe-il un quelconque lien entre les immigrés illégaux et ceux-ci ? Non, il n'y a aucun rapport qui puisse lier la mafia italienne avec les passeurs ou les immigrés clandestins. Si, après être arrivés sur place, ils rejoignent ces réseaux mafieux, on ne dispose pas de vraies analyses ou de chiffres qui puissent le confirmer. Mais, l'émigration clandestine ne se fait pas toujours par les passeurs. Il y a la filière autonome, où un groupe décide d'acheter un chalutier et de faire la traversée, seul. Il y a ensuite les filières moyennes, les plus répandues, où il y a les logeurs, les passeurs... et la filière transfrontalière, qui est la plus dangereuse. On y retrouve plus d'acteurs et plus de nationalités. Le dernier naufrage à Kerkennah en est un exemple patent. Il y a une implication transnationale, de Libyens et d'Egyptiens et qui pratiquent la traite humaine. Ces immigrés clandestins sont devenus une forme de commerce juteux pour eux. Faut-il réviser les lois tunisiennes qui pénalisent l'émigration clandestine pour les rendre suffisamment dissuasives contre cette inexorable escalade ? Beaucoup ne le savent pas, mais en Tunisie, nous avons l'une des lois les plus répressives au monde qui régit toutes les peines relatives à l'émigration clandestine. Il s'agit de la loi de février 2004 relative « aux documents de voyage ». Ce qui explique d'ailleurs la réticence de la Tunisie à ratifier la convention internationale pour la protection des immigrés, qui va à l'encontre du durcissement de cette loi. Le cadre juridique définit clairement les infractions ainsi que les peines, qui sont, à mon avis, proportionnelles. Cependant, ce dont souffre la Tunisie face à ce fléau, c'est le manque d'application. Sans une vraie rigueur, ces mêmes images et drames subsisteront. Il faut qu'il y ait une coopération avec les autorités italiennes sans qui, nos tentatives de réglementation seraient vaines. Il faut également, si on souhaite un vrai développement dans les politiques publiques, surtout par rapport à l'émigration clandestine, autoriser l'accès à l'information aux chercheurs et sociologues pour l'étude de ce phénomène qui ronge notre jeunesse. Qu'en est-il des victimes du naufrage de l'embarcation à Kerkennah ? Avez-vous plus d'informations sur leurs nationalités, leurs situations ? Le nombre de victimes est alarmant. Plus de 75, dont, des enfants, femmes... Mais il faut attendre le rapport du ministère de l'Intérieur pour avoir les chiffres officiels. Cependant, on sait que près d'un tiers des naufragés proviennent de la région de Tataouine et d'El Hamma. Ce ne sont que des hypothèses encore, mais j'estime que tant que les revendications, principalement sociales, ne sont pas satisfaites, le phénomène de l'émigration clandestine ne fera que s'amplifier. Hypothèse à méditer.