Par Soufiane Ben Farhat La rivalité ne saurait être toujours manifestement antagonique. De toutes les oppositions, celles qui sont feutrées sont les plus funestes. Arpenter les mêmes parcours, se croiser éternellement sans se connaître, équivaut à ne pas se reconnaître. Et cela peut s'avérer fatal. Dans les temps modernes, les erreurs de raisonnement ont débouché le plus souvent sur l'anéantissement de l'autre. Ainsi en est-il de la littérature et du cinéma sous nos cieux. Tels deux aspirants amants éternellement éconduits, ils n'en finissent pas de manquer au rendez-vous galant. Frères lointains et ennemis intimes. A l'origine de ce grand malentendu, une cause structurelle. Tant la littérature que le cinéma sont faibles sous nos cieux. On ne peut guère parler de "cinéma tunisien", mais plutôt de films tunisiens. La littérature, elle, est relativement mieux lotie. Mais les genres qui s'y prêtent le mieux au traitement cinématographique — le roman et le récit — n'en sont pas moins les parents pauvres. Et puis, il y a sans nul doute cette fâcheuse promptitude du Tunisien à discréditer d'emblée l'œuvre de son concitoyen. C'est le fameux syndrome du fanal de Bab M'nara qui, aux dires du proverbe, n'éclaire que l'étranger (ou l'extérieur). Il y a, enfin, la langue forcément dialectale du cinéma qui ne fait guère bon ménage avec l'arabe classique. La conversion de ce dernier en dialogues nécessite un véritable travail de transposition créatrice. Ce qui n'est pas encore le panache de la très restreinte confrérie de nos dialoguistes. Ceux-là mêmes dont le panache dans l'art subtil des mots aide à camper les personnages de films. D'où l'incontournable constat : les écrivains tunisiens qui utilisent le dialectal dans les dialogues de romans et nouvelles sont les plus adaptés au cinéma. Il s'agit bien évidemment d'Ali Douagi (1909-1949) et de Béchir Khraïef (1917-1983). Ce dernier est le romancier cinématographique par excellence, si l'on ose dire. Cela débuta avec son fantastique roman Barg Ellil (Eclair nocturne) publié en 1960. La radio — qui officiait alors comme la télé de papa — s'en empara. On ne compte guère les séries, feuilletons et dramatiques radiophoniques qui en ont été tirés. Dès son irruption en 1966, la télévision en fit autant. Si bien que pour de nombreuses générations de Tunisiens, le personnage de Barg Ellil fait partie du décor intime. Le réalisateur Ali Labidi en tira un film en 1990 à partir de son propre scénario. Auparavant, le cinéaste Hammouda Ben Hlima réalisa un film en 1968 à partir d'une fameuse nouvelle de Béchir Khraïef portant le titre éponyme Khlifa Lagrâa (Khalifa le Teigneux). Le cas de Béchir Khraïef est, à proprement parler, emblématique. Il est le seul écrivain tunisien dont un ou plusieurs personnages ont glissé dans notre vécu. Les personnages de Barg Ellil et de Khlifa Lagrâa sont devenus, en fait, aussi consistants et physiques que vous et moi. Tel Don Quichotte en Espagne, Oliver Twist en Angleterre, Don Camillo en Italie, Rastignac ou Jean Valjean en France. Dans une interview donnée en mai 1972 au journal Al-Masira, Béchir Khraïef avait donné de précieux éclairages sur le personnage de Khlifa Lagrâa: "Dans la nouvelle Khlifa Lagrâa il y a fiction et réalisme. Le personnage est réel, il a vécu avec nous et je l'ai connu de près. La dernière fois que je l'ai vu, c'était entre 1960 et 1962. Je l'ai rencontré pour la première fois aux environs de Bab Sâadoun où se déroulent les péripéties de l'histoire. Ses faits se sont déroulés dans des lieux en intime relation avec moi et qui ont imprégné ma naissance et ma vie. Ainsi, toutes les fois que j'ai cité la maison où se déroule la trame, j'ai invoqué une maison idéale où j'ai passé, avec les membres de ma famille, une longue partie de ma vie, là où j'ai grandi. C'est une maison sise à Rahbet Laghnem, à laquelle me lient de solides souvenirs d'enfance. Le personnage de Khlifa Lagrâa mérite l'étude et la prospection approfondie spécialement sur le plan psychologique. La déconsidération des individus incite à la hardiesse sexuelle. C'est pourquoi Khlifa a tôt fait de sa déconsidération son capital. Dans ce domaine, nous observons dans notre vécu comment la femme n'hésite pas à entretenir des rapports avec son serviteur sans scrupules moraux, eu égard au statut d'infériorité où elle tient le serviteur; et il en est ainsi de l'homme qui entretient une relation avec sa bonne" (traduit par moi). Ajoutons-y les tournures et intonations truculentes, étranges et baroques des dialogues de Khlifa Lagrâa sur fond de situations cocasses et tragicomiques et l'on comprend pourquoi Si Hammouda Ben Hlima s'est précipité pour en faire un film. Soit. Béchir Khraïef, comme toujours, avec panache. Il y a eu également Ali Douagi avec Férid Boughdir et Mourad Ben Cheikh ou Mohamed Salah Jebri (en plus de Khraïef) avec Ali Labidi. Mais l'hirondelle ne fait pas le printemps. Sous nos cieux, les destins croisés de la littérature et du cinéma sont encore lourds des brumes de l'infortune.