Par Hmida BEN ROMDHANE Il ressemble plus à un jeune cadre dynamique qu'à un imam. Costume impeccable, chemise et cravate assorties, rasé de très près, l'imam Hassan Chalghoumi parle calmement et sereinement. Pourtant, c'est un homme révolté. Révolté contre toutes les formes d'extrémisme, qu'elles soient d'origine laïque ou religieuse. Mais sa révolte se concentre surtout contre ceux qu'il appelle «les escrocs islamistes», «les apprentis fascistes», «les tueurs d'innocents». Il décrit avec une évidente nostalgie le bon vieux temps quand il était élève au Lycée Alaoui. «Jusqu'à mon bac, je ne connaissais qu'un seul islam : un islam unique sans groupuscules, islam magique sans sorciers, islam singulier sans le ‘s' qui l'achève, ce même ‘s' qui initie le mot ‘sang' ; islam sans rajout de ‘isme', sans rajout de politique, sans rajout de haines, sans peur, sans sang», écrit-il dans le livre qu'il vient de publier en France*. Le choc est venu d'Algérie. De l'Algérie des années 1990, les années de braise durant lesquelles les fous du Groupe islamique armé (GIA) s'étaient déchaînés contre leurs compatriotes, égorgeant quiconque, y compris les bébés, se trouvant sur leur chemin. Durant cette décennie sanglante, les événements terrifiants se comptaient par centaines en Algérie. Peut-être par milliers. Mais trois ont particulièrement secoué le futur imam : le premier a eu lieu en 1989 à Ouargla, la ville algérienne qui a vu deux de ses habitants, une mère et son bébé, brûlés vifs par les tueurs islamistes. Le second a eu lieu en 1996 au monastère de Tibhirine, où sept moines ont été enlevés par le GIA qui les a décapités quelques jours plus tard. Le troisième est le massacre du 30 décembre 1997 à Rélizane dans l'ouest algérien qui a vu pas moins de 400 villageois massacrés par les tueurs du GIA. Le choc du jeune Hassan Chalghoumi était double: choc face à tant d'innocents tués, tant de sang versé, et choc face à l'exploitation de l'islam par les tueurs pour justifier leurs atrocités. Commença alors la longue quête de Hassan Chalghoumi du «vrai islam», «l'islam qui prône la paix, la tolérance et l'entente entre les humains», «l'islam qui encourage l'éducation et abhorre l'ignorance», «l'islam qui guide l'humanité de l'obscurité vers la lumière.» Sa quête devait le mener tour à tour en Syrie, en Iran, au Pakistan et en Inde. Mais c'est dans la ville pakistanaise de Lahore, où il apprit l'ourdou et décrocha un diplôme de théologie, qu'il put approfondir ses connaissances du «vrai islam». L'étonnant est que le futur imam, en dépit d'un séjour dans un environnement propice à l'extrémisme religieux, si l'on en juge par ce qui se passe au Pakistan, a quitté ce pays avec des convictions aux antipodes des «idées empoisonnées» avec lesquelles les talibans pakistanais et les idéologues d'Al Qaida tentent d'«aveugler les jeunes musulmans». Les chocs reçus lors de la décennie sanglante de l'Algérie ont visiblement fait l'effet d'un vaccin ayant immunisé Hassan Chalghoumi contre les pièges de l'extrémisme, tendus un peu partout au Pakistan et en Afghanistan, et qui ont happé des milliers de jeunes musulmans. Sans ces chocs reçus alors qu'il était enfant d'abord, adolescent ensuite, l'imam Chalghoumi aurait eu un tout autre destin. Il aurait probablement été happé par les pièges de l'extrémisme pakistanais ou afghan, et serait quelque part dans ce Hindu Kusch, devenu une véritable pépinière du terrorisme et bombardé quasi quotidiennement par les drones de la CIA. Le destin de Hassan Chalghoumi allait se jouer en 1996. Il était alors à la croisée des chemins. Les talibans s'étaient emparés cette année-là du pouvoir à Kaboul. La capitale afghane était aussitôt devenue la destination privilégiée des terroristes à la recherche de refuges et de camps d'entraînement. Chalghoumi prend la direction de l'ouest, non pas vers Kaboul, distante de 600 kilomètres de Lahore, mais vers Paris, situé à 6.000 kilomètres. Ses convictions religieuses relatives à un islam «tolérant et moderne», son parti pris pour la laïcité et pour la séparation de la religion et de la politique vont lui permettre un contact tout en douceur avec la France et les Français d'une part, et, d'autre part, provoquer une relation tumultueuse avec les milieux extrémistes et intégristes. Son arrivée à Drancy, ville française par laquelle ont transité «90% des Juifs français» déportés vers l'Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale, allait le conforter dans ses convictions de s'ouvrir sur les autres croyances et de coopérer avec leurs représentants. En tant qu'imam de la mosquée de Drancy, Hassan Chalghoumi a développé «des liens de travail» avec les autorités françaises locales, mais aussi avec les responsables de la communauté juive et de l'église catholique. Ses prêches hebdomadaires à la mosquée de Drancy sont des plaidoyers en faveur de la modération et de la fraternité. Ses appels à la solidarité entre juifs et musulmans provoquent des réactions virulentes de la part de ses ennemis extrémistes qui l'accusent d'être l'«imam du Crif» (Conseil représentatif des institutions juives de France). Et son implication remarquable dans le débat sur la burqa, qui a débouché sur une loi interdisant le voile intégral, lui a valu l'appellation «imam de Sarko». Hassan Chalghoumi abhorre la burqa et le dit dans ses prêches, dans ses rencontres avec la presse, dans son livre. Il considère la burqa comme «une honte» pour la femme, comme une «prison» que la femme traîne dans ses déplacements, «un accoutrement ridicule» par lequel la femme s'auto-inflige une humiliation gratuite et inutile. «Car si la femme veut montrer son attachement aux préceptes de l'islam, elle n'est pas tenue de se voiler de la tête aux pieds. Elle peut monter son degré de piété de mille autres façons par lesquelles elle prouve qu'elle est indispensable à la société et à sa famille, qu'elle a un bon cœur…», affirme avec force l'imam Chalghoumi. Mais les frères musulmans, «cette plaie de l'islam», ont bien d'autres motifs d'en vouloir à l'imam de Drancy, de multiplier les menaces à son encontre et de tenter de le discréditer aux yeux des musulmans de France. Ils fulminent et deviennent enragés quand ils l'entendent défendre la laïcité ou quand ils le surprennent en train d'inciter les salariés musulmans de la RATP (le métro parisien) «de ne pas arrêter le travail pour faire la prière, de ne pas faire de la politique ou du prosélytisme avec les usagers, de ne pas refuser de saluer une femme», etc. Naturalisé français en l'an 2000, Hassan Chalghoumi assume depuis son rôle de «bon citoyen» en défendant «les principes laïques et démocratiques de la République française». Il appelle de toutes ses forces à «l'intégration des musulmans de France au sein de la nation française». Pour donner l'exemple, Hassan Chalghoumi ne s'affirme pas seulement «imam républicain», mais affirme avec calme et sérénité que ses «cinq enfants, âgés de six à douze ans, sont dans une école catholique». Ce choix est déterminé par deux critères, «les chances de réussite et la sécurité des enfants», affirme-t-il. Le livre que vient de publier en France l'imam Chalghoumi est un plaidoyer pour un «islam modéré et tolérant», une dénonciation des dérives intégristes et une accusation en règle des «prédicateurs de la mort et des recruteurs de kamikazes». Toutefois, la page 73 de ce livre pose problème. L'auteur cite «l'antijudaïsme, l'antisémitisme, l'antisionisme et le négationnisme» comme les «quatre affluents du fleuve de la haine qui a débouché sur la Shoah». Incontestablement, l'antijudaïsme, l'antisémitisme et le négationnisme sont «des affluents du fleuve de la haine», quand ils ne sont pas utilisés par la propagande israélienne pour intimider ceux qui dénoncent les exactions commises quotidiennement contre le peuple palestinien. L'antisionisme, c'est autre chose. C'est une idéologie politique qui prône l'expansionnisme israélien aux dépens des Palestiniens, et, en tant que telle, elle peut être dénoncée et rejetée. En d'autres termes, on peut être antisioniste, sans être antisémite ou négationniste. Et les antisionistes ne se trouvent pas seulement parmi les Arabes et les Palestiniens. Ils se trouvent même en Israël parmi les intellectuels et les journalistes les plus brillants de ce pays, comme Uri Avnery, Gideon Levy ou encore Amira Hess. Quand le 10 novembre 1975 l'Assemblée générale de l'ONU dénonça le sionisme comme une forme de racisme et de discrimination raciale, cela voulait-il dire que la communauté internationale était antisémite et négationniste ? Non, bien sûr. C'était une dénonciation légitime des excès d'un courant d'idées qui, comme toutes les idéologies, est sujet à une évaluation critique. Suggérer l'idée que l'antisionisme et l'antisémitisme sont des synonymes est inacceptable et relève de la manipulation à laquelle nous ont habitués Bernard Henri Lévy et Alain Finkelkraut. Hassan Chalghoumi n'a aucune raison de verser de l'eau au moulin de ses détracteurs, qui l'accusent déjà d'être l'«imam du Crif», en succombant au piège de l'amalgame. Avec ce mot de trop, même si le livre en comporte 80.000, l'imam Chalghoumi prête inutilement le flanc aux «escrocs islamistes». --------------------------- * Pour l'Islam de France, Imam Hassan Chalghoumi (avec la collaboration de Farid Hannache), Le Cherche Midi, septembre 2010.