Artiste multifacette, Essia Jaïbi signe sa première pièce de théâtre, mais n'en est pas à son coup d'essai. Après un diplôme de recherche d'etudes théâtrales et un mastère sur les «Projets culturels dans l'espace public», Essia Jaïbi a produit et mis en scène plusieurs manifestations culturelles et spectacles vivants. Le festival «Ephémère», le projet «Tunis sur le Divan», «La Nuit des Etoiles» et «Moi plusieurs». Des performances en espace commun et public, avec sa toute première pièce «Madame M.» interprétée par la grande Jalila Baccar, Mouna Belhaj Zekri, Mouïn Moumni, Imène Ghazouani et Hamza Ouertatani et produite par Familia Production, elle revient à l‘intimité du théâtre et du huis clos familial, un chemin qu'elle décrit comme nécessaire et naturel. Entretien. Vous avez commencé par l'art vivant et les performances en milieu public, comment s'est faite cette migration pour le théâtre «intra-muros» ? Très naturellement. Le lieu change certainement, mais ma démarche reste la même : aller au plus près du spectateur, le provoquer, éveiller sa curiosité et l'amener à se questionner sur ses certitudes. Dans mes performances précédentes, j'ai attiré le public dans des lieux communs, mais «interdits». Dans cette pièce, je fais entrer le public dans un lieu privé, intime et tout aussi interdit, au sein de chaque membre d'une famille tunisienne. Dans les deux cas, c'est une limite qu'il aura à briser, et une «expérimentation culturelle» qu'il aura à vivre sans passivité, et en pleine conscience. Mais les deux démarches se complètent et convergent : l'art de rue suppose une connaissance du théâtre conventionnel et de ses techniques, et inversement, l'expérience du spectacle vivant enrichit l'écriture et la mise en scène d'une pièce de théâtre jouée à l'intérieur. Peut-on dire que c'est une forme nouvelle de théâtralité, un autre rapport au spectacle que vous offrez au public ? Je n'ai pas la prétention, dans cette pièce, de révolutionner les codes du spectacle, mais j'applique ma vision de ce qu'est le théâtre ou la performance culturelle en général. L'idée que la culture soit un produit consommable, aller au théâtre ou au cinéma, s'asseoir pour «subir» une représentation me déplaisent et j'essaye d'amener le spectateur à se poser des questions sur son statut de récepteur. «Faire public» est une action qui doit dépasser le simple fait d'être «spectateur» et en offrant plusieurs angles de vue, d'une même situation, j'essaye de le responsabiliser, de lui laisser la liberté d'interpréter et d'imaginer et d'interagir avec le spectacle. Vous portez une triple casquette pour cette pièce, mise en scène, scénographie et contribution à l'écriture du texte, comment passez-vous d'un poste à l'autre ? Le texte est une œuvre collective. Mon idée de départ a d'ailleurs beaucoup évolué et s'est transformée avec l'apport de chacun des comédiens. Chacun d'eux a investi son personnage de sa propre lumière. Par ailleurs, nous avons la chance d'avoir une grande dramaturge, riche de 40 ans de théâtre (et accessoirement ma propre maman (sourire) qui a pu guider parfois l'écriture, et ajuster certains détails. Je trouve, pour ma part, qu'écrire pour le théâtre est une entreprise trop lourde à mener en solitaire et qu'un texte s'enrichit et prend vie s'il est imprégné de ses interprètes… C'est une forme particulière de raconter, plus riche en voix, et en points de vue qui rend le spectacle plus vivant. Par ailleurs, je me suis réservé la scénographie et la mise en scène, qui sont, à mon sens aussi primordiales que le texte. Depuis la forme de la salle, la mono ou la plurifrontalité de la scène, passant par les mouvements, les lumières… Tout est pensé et écrit pour voir les situations sous plusieurs angles, car la vérité est ainsi complexe et plurielle. Même le dépouillement des décors sert cette complexité. Vous avez cité l'apport de la grande Jalila Baccar, est-ce facile de mettre en scène sa mère, dans le rôle d'une mère monstrueuse, au théâtre ? Bizarrement, oui et c'est même une expérience formidable tant au niveau personnel, que dramaturgique. Ma mère, Jalila Baccar, joue le rôle d'une mère un peu possessive, étouffante et castratrice certes, mais c'est surtout une grande actrice et une autrice qui a su canaliser parfois et intervenir, très subtilement, pour harmoniser l'écriture. Mais chacun des comédiens a apporté son être entier et son corps pour faire exister la pièce. Comment résumeriez-vous cette pièce ? L'idée de départ est de décrire la fragilité des relations, les enjeux et les conflits qui peuvent faire imploser une famille. La famille de Madame M. est a priori un modèle de bonheur, mais elle est construite sur un océan souterrain de non-dits, de secrets qui rongent chacun de ses membres. Madame M est une "ogresse" qui possède ses enfants et les étouffe d'amour, et chacun d'eux peine à se délivrer de son cordon ombilical mortifère. Ils s'unissent pour venger la blessure de leur mère, mais ils se déchirent entre eux. C'est, pour moi, l'origine et la base de tout dysfonctionnement social, politique et culturel. Cette confusion des relations et des sentiments se transforme en violence et peut mener à la destruction et l'auto-destruction. C'est une famille normale et tragique, qui tient par la seule foi, l'amour et la reconnaissance maternelle, mais qui fait face aussi à l'injustice, à la nonchalance et à la médiocrité, qui sont aussi destructrices que la haine ou la violence. Mais d'autres sujets trouvent leurs places dans la pièce comme la difficulté d'aimer, de s'émanciper, le poids de l'histoire familiale, le désir de reconnaissance, l'identité sexuelle, le féminisme,la liberté, la responsabilité, le rapport à la vérité et à l'apparence… Mais bien sûr, je ne prétends ni éduquer ni moraliser... Le spectacle reste un divertissement, n'est-ce pas?..."