L'Art abstrait, à travers ses différents mouvements, existe maintenant depuis un peu plus d'un siècle, en Europe et aux Etats-Unis. Chose étonnante, il aura autant servi à régénérer l'art profane — contemporain et moderne — que la peinture religieuse dans son aventure du Sacré et de sa représentation. «L'abstraction fut (même) proclamée comme un dogme» selon l'expression d'Albert Gleizes, l'un des maîtres du Cubisme et qui, afin de revigorer l'art du Sacré, s'employa à mettre en œuvre les principes de l'abstraction, «en effaçant la forme humaine, en la réduisant à un schéma». Ce schéma qui, plus encore qu'une forme, est «un mouvement devant exprimer, dans de subtils entrecroisements de rythmes, savamment calculés, l'Esprit qui habite les Nombres et se manifeste grâce à eux, à l'intelligence des hommes». Gleizes chercha ainsi à se libérer de la vision de l'apparence sensible, une expérience privilégiée grâce à la technique cubiste dans ses divers aspects : «compénétration des plans, rotation, translation des calques d'une même structure», aboutissant à cette «biologie du plan coloré» pour suggérer «l'universel». Un «Sacré» jaillit alors, mais qui ne touche que l'intellect, émeut à peine nos sens et n'atteint pas notre affectivité. Cette tendance (rigoureuse) est celle de l'abstraction «géométrique» et qui n'a rien à voir avec l'abstraction «lyrique», domaine de la pure sensibilité, de l'affectivité, de l'émotion. Domaine dont les moyens picturaux, privilégiant la couleur, sont plus proches de la musique. En Tunisie, l'abstraction, en tant que tentative de modernité, ne s'est manifestée que tardivement chez nos artistes : vers la fin des années cinquante. Ceci, en raison de certaines obstructions dues à la main-mise de la peinture de chevalet fermée sur les progrès de l'art à l'étranger, mais aussi parce que les jeunes artistes autochtones d'alors étaient rares qui allaient à Paris, ou ailleurs, découvrir ces nouvelles tendances. Antonio Corpora, Hédi Turki, Edgar Naccache furent sans doute les premiers abstracteurs tunisiens en date, si je n'en ai pas oubliés. Du moins ces «pionniers» l'ont été autant dans la figuration (ou le réalisme) que dans cet art qui les a très inspirés. L'œuvre abstraite de Hédi Turki, née d'un voyage aux Etats-Unis, fut inspirée par celles d'artistes de renommée internationale comme Jackson Pollock et Mark Tobey. Mais c'est durant les années soixante avec notamment le groupe des Six (Néjib Belkhodja et ses abstractions architectoniques; Lotfi Larnaout et ses multiples recherches qui aboutirent aux polygones étoilés; Roccheggiani, Carlo Caracci, Nja Mahdaoui, etc.), qu'allait se développer cet art géométrique ou lyrique, s'inspirant et s'étoffant des multiples richesses de notre patrimoine tunisien (et maghrébin d'ailleurs) de signes et de symboles en tous genres. Je pense aussi à Ridha Bettaïeb, le prodigieux plasticien, abstracteur, et qui savait si bien faire chanter les couleurs de la Méditerranée. Ceci, sans oublier les adeptes des galeries Irtissem, Attaswir, le groupe Chiyem qui avaient eu l'art d'utiliser le module dans les arts plastiques à travers des visions inédites et nomades. L'«Interdit figuratif» aidant, ou n'aidant pas,le qualificatif d'«abstrait» n'a, en tous les cas, pas la même problématique en terre d'Islam, ni la même connotation dogmatique comme dans l'aventure du sacré dans l'art chrétien. Aujourd'hui, l'Abstraction est en net recul par rapport à la figuration et la terminologie des vocables a même changé. On parle plutôt d'art formel/informel et de «naviguer» entre les deux. On ne se «formalise» pas trop mais on ne s'évade pas trop aussi dans cet «informel». On perçoit encore autrement les choses dans cette réalité mouvante, ère des technologies nouvelles, celle du virtuel et des débordements de l'image…