«Don Quichotte est cet autre que nous ne pouvons être, et c'est pour ça que nous l'aimons» (José Saramago) Un délire donquichottesque se joue du côté de Dar Ben Abdallah. L'info est passée durant toute la semaine, la performance artistique «Delirium»,un projet entrepris depuis le mois d'octobre dernier, dans le cadre d'une résidence, et mené par l'Atelier D, un collectif d'artistes à Tunis, a commencé depuis le 2 décembre. On s'impatientait de voir ce que ces artistes ont fait de l'œuvre de Miguel Cervantes. Détour du côté de Dar Ben Abdallah, la scène de ces délires... On a le privilège d'assister, deux heures avant le démarrage du spectacle, aux répétitions et aux différentes préparations des performances et installations. Les artistes de l'Atelier D nous ouvrent les portes de leurs coulisses, et c'est dans une ambiance détendue et conviviale que chacun s'affaire à sa tâche. L'allure générale de cette œuvre collective commence petit à petit à prendre forme et une ambiance sombre et feutrée laisse entrevoir des micros suspendus, ici et là, pour la prise de son, un amas de couvercles de casseroles de toutes formes en guise (semble-t-il) de percussions, le matériel d'une projection vidéo et de bien particulières sculptures... Au menu, 11 performances de différentes disciplines, articulées chacune autour de l'imaginaire donquichottesque: des installations, des pièces chorégraphiques, de la danse, de la sculpture, à travers lesquelles chaque artiste nous mène dans sa perception subjective de l'illusion, l'obsession et le retour à l'état le plus pur de l'essence humaine. Tous réunis, sous l'appellation de l'Atelier D, autour de Abdelaziz Ben Gaïed Hassine, sculpteur, photographe et cinéaste, ils travaillent depuis des années dans la recherche visuelle, sonore, la récupération et le mouvement. Une fois les dernières touches apportées sur les costumes et le maquillage, chacun prend sa place dans cette «mancha» de la Médina pour que s'ouvre le bal du délire. Un parcours vertigineux ! En homme de cérémonie, Ben Gaied Hassine vient à la rencontre du public. Habillé tel un moine moyen-âgeux, il nous guide à travers ce parcours artistique. Le point de départ, le petit jardin coquet de Dar Ben Abdallah avec la pièce «orchestra delirantis». Une voix nous interpelle, celle de Mohamed Graiaa qui nous lit en arabe littéraire, un passage de l'œuvre de Cervantès, qui est repris de suite et successivement , en espagnol par Ainara López, en français par Claire Leibundgut et en danois par Lisbet Moller. Les voix nous parviennent, tous azimuts, avant qu'on ne distingue un à un les interprètes, accoutrés tous comme Abdelaziz. A la manière des maîtres des temps, ils nous racontent et nous chantent les pérégrinations du rêveur idéaliste Don Quichotte et de son compagnon Sancho. Les deux personnages, et avec eux le vieux cheval Rossinante, sont érigés en sculptures et récupérés, pour l'occasion, de l' au delà. Ils se tiennent debout, formés de ferrailles et os au grè des spéculations du sculpteur et maître de cérémonie. Un voyage dans le temps et dans l'espace prend racine nous présentant un récit dupliqué, résonné, chanté, dansé en plusieurs langues, de différentes manières, à travers plusieurs supports, fruits de la rencontre et du travail de ces quinze artistes de nationalités différentes. Le parcours se poursuit et notre hôte nous fait signe de le suivre, nous menant à l'intérieur de la demeure. Au rez-de-chaussée exactement, les aiguilles du temps sont réglées, le temps de Delirium? Celui de l'œuvre? Un temps en déphasage, surréaliste et illusoire suggéré par l'installation «Tic Tac» de Sofiène Ben Slimane; une projection du temps via trois écrans de télé…Quelques pas plus loin, on rencontre Taha Ennouri qui, installé devant un vieux piano, nous attend. Son cousin Amine surgit sous un amas de couvercles en inox et leur installation cinétique «opus retardis» commence...Amine dégage le son en tapant sur les différents objets suspendus ça et là, Taha le récolte, in situ, et le duplique et un délire sonore prend naissance pour se répandre et se heurter aux murs, à l'ouïe et à la vue de l'audience. Les fragments sonores se chevauchent, s'emboitent pour former une compo follement sinistre... Pas le temps de retrouver ses esprits (ou son tympan), que s'enchaîne l'excellente boîte à images «Fi hoka»(dans une boîte) de Ghazi Frini et Marion Bornachot, une sorte d'ombres chinoises. La silhouette de la jeune fille est projetée sur un écran, déclinée en trois exemplaires avec un décalage de quelques secondes entre les trois ombres de la silhouette. Même principe ici véhiculé, cette fois, par l'image, celui d'une délirante répétition d'un discours sonore ou figuratif qui se répète jusqu'à ce que folie s'ensuive?! On change d'espace et suivant les pas de notre hôte, on monte un escalier coulissant qui mène au premier étage et aux «rampes algorithmiques». Une lumière clignotante et aveuglante, alimentée par un son lugubre, ne fait qu'accentuer la sensation de vertige provoquée par la montée en spirale. C'est l'œuvre «spirules» de Majdi Rabah. Performances et pièces chorégraphiées On prend quartier, par la suite, dans une pièce sombre avec pour seul meuble (visible) un écran télé. On s'installe sur les sièges qui s'offrent à nous. Une jeune demoiselle (Marion Bornachot ) surgit de l'ombre, prend place devant l'écran, avant que s'installe une séance muette de zapping effréné qui nous renvoie à l'œuvre 4mn de John Cage. Une musique rompt le silence, et la lumière surgit... C'est «Télédelirium», une mise en scène chorégraphiée de Ainara López avec Marion Bornachot, Amine Ennouri, Zied Bouslama et Youssef Ghaoui qui se donnent la réplique alliant danse, mise en corps, gestuelle et son rock joué in situ. Le bleu des murs ne fait que prononcer le délire du jeu et le son des Pierrots musiciens. Entre en scène, ensuite, le son d'un violon joué par un Wissem Ziadi à l'allure de Bouffon pour nous jouer son «troisième chapitre». Le chef de cet orchestre en délire nous convie à une autre pièce où une autre œuvre s'y joue : «Don Quichotte coq et clown «signée le comédien Mohamed Grayaa avec Chiraz Ben Ayed et Fairouz Bouali. Un dialogue entre les planches et la vidéo où l'image d'un clown géant (Don Quichotte) à la démarche fracassante (Grayaa) est renvoyée en animation sur l'écran. Sur scène deux autres personnages nous intriguent, particulièrement celui de la geisha. Sur l'écran les sculptures de récupération (rencontrées en bas) comme prises (elles aussi) de délire, s'animent et donnent la réplique à tout ce beau monde. On ne cherche pas à trouver une quelconque interprétation à ces gesticulations et autres «bouffonneries sinistres» «car la folie a ses raisons que la raison ne connait pas!» Et l'on déambule, tout simplement, dans cet univers à l' image du chevalier errant Don Quichotte. A la fin de cette présentation, toute l'équipe de «Delirium» apparaît pour saluer le public. Allez, un dernier petit délire et tout le monde finit par s'affaler sur le sol! En sortant, on rencontre des suspensions d'ampoules de toutes formes . Toujours guidés par Abdelaziz Ben Gaied Hassine, on redescend d'autres marches où une séparation pariétale laisse entrevoir, en fragments, des photographies. Le parcours s'achève où il a commencé et la boucle est bouclée comme pour annoncer que la fin n'est qu'un commencement et que toute folie est génératrice d'une autre. L'on retiendra de ce voyage, l'univers saisissant que nous ont offert ces artistes du délire, qui cache un grand travail de recherche et une bonne communication entre le groupe de l'Atelier D. Vaut le détour!