Mercredi 15 décembre, Kamel Ferjani directeur des premières «Journées musicales de Carthage», tiendra une conférence de presse pour présenter le programme détaillé de la manifestation et répondre aux éventuelles interrogations des journalistes. Nous n'anticiperons sur rien ni personne. Nous en serons informés, à temps, comme tout le monde. Kamel Ferjani a néanmoins accepté (et nous l'en remercions vivement) de nous concéder un supplément introductif autour de la philosophie des JMC, de leurs perspectives et de leurs attentes. Autour des «reproches» dont elles sont l'objet aussi. Déjà!? A vrai dire, l'avènement des JMC, en lieu et place des anciens festivals de la chanson et de la musique, génère beaucoup d'idées, et pour d'aucuns, nombre de craintes, sinon de critiques. La musique tunisienne, à travers cette grande joute, s'apprête à vivre une vraie mutation de fond. Elle était dans «la variété» et «les rivalités», elle s'engage, désormais, dans les rencontres et les projets. Tout un débat se présente aux médias et au public. On ne fera qu'en évoquer les grandes lignes dans l'entretien qui suit. Nos confrères en enrichiront le contenu, sûrement. Plus que quelques jours à la naissance des «JMC», pensez-vous avoir tout mis en place, aménagé un programme en conformité avec «la philosophie» de l'événement? Il me faut dire d'abord que cette première édition a nécessité près de six mois de préparation. L'idée de base, ce que vous appelez la philosophie des nouvelles «JMC», était tracée dès la phase de réflexion. Il fallait, impérativement, passer de la formule ancienne du festival de la chanson, puis de celle du festival de la musique, qui étaient fondées exclusivement sur la compétition, et qui avaient, pour cette raison même, montré leurs limites, à celle d'une rencontre des musiques et des musiciens. Pas seulement une rencontre élargie à tous les aspects de la création musicale, axée sur le fait musicien : concerts, productions, dimensions scientifique et professionnelle, mais encore et surtout ouverte à la diversité, dépassant la stricte localité, et désormais beaucoup moins tributaire des concours qui ne représentent plus qu'à peine dix pour cent de l'ensemble de la manifestation. Cette philosophie de base, nous avons veillé, avec toute la constance possible, à ne jamais en dévier. Elle a été notre guide dans ce passage de fond, d'un festival focalisé sur un genre unique, la chanson, et sur l'obtention des prix, à des «journées» pleines et entières, embrassant toutes les formes musicales sans exception et donnant absolue priorité à la prestation artistique libre de toute «contrainte compétitive» et n'ayant pour référence que la compétence et la qualité. Dans le milieu, pourtant, on ne parle encore que du concours, il y a même eu des critiques à l'encontre de la présélection… Evidemment, le concours a compté. Imaginez bien que nous avons eu à examiner près de 300 candidatures, dont 133 compositeurs, 80 chanteurs et autant de paroliers. Cela nous a pris, environ, trois mois de préparation, mais en ce qui nous concerne, nous organisateurs, ce ne fut que traiter «un chapitre» des journées. Il fallait le faire avec application, sérieux et le plus d'équité possible, mais à nos yeux, ce n'est pas seulement cela les JMC. Dans la profession, naturellement, cela reste encore un point de fixation. Les vieilles habitudes ne se perdent pas vite. Et puis, j'ai procédé personnellement à un calcul. Sur les 280 candidats au concours de la chanson, je n'ai compté en tout et pour tout que 17 contestataires, 6% seulement n'étaient pas d'accord avec les résultats de la présélection, les 94% restants n'ont pas réagi. Ce n'était pas l'impression que l'on avait sur les médias… Je vais vous indiquer un chiffre. La majorité des candidats a accepté le verdict. Il y a simplement que les médias amplifient tout. Il y a aussi que «la minorité récalcitrante» est presque toujours la même. Ce sont, en règle générale, des artistes à la recherche d'une reconnaissance. Il y a loin du simple désir d'être reconnu et de la valeur réelle d'un musicien ou d'un chanteur. Rendons-nous bien compte enfin d'une chose : c'est qu'en vérité nous ne disposons pas à l'heure actuelle de 133 compositeurs, de 80 chanteurs et de 80 poètes. Il faut se rendre à l'évidence, ce nombre dépasse de loin notre potentiel musical réel, partant, un choix et une sélection sont obligatoires. Il est inévitable que beaucoup soient déçus et réagissent en conséquence. Le statut de musicien du directeur des «journées» peut aussi avoir influé. La conciliation entre l'un et l'autre n'a pas dû être facile… L'équation n'est pas évidente, je le reconnais. Mais je crois que tout au long de ces mois de préparation, j'ai toujours essayé de respecter le meilleur équilibre entre le musicien que je suis, qui a forcément un idéal musical propre, des préférences et des inclinaisons particulières, et le responsable d'un événement artistique de cette portée et de ce contenu, qui se doit de tenir compte de toutes les sensibilités musicales existantes . Il y a là, je crois, deux extrêmes à éviter. L'organisateur seul, sans back-ground et sans vision précise de la musique, ne peut mener qu'à l'échec. De même est-il du musicien qui ne se réfère qu'à son jugement et à son goût. Je pense avoir surmonté ces deux travers, mais en cherchant à réaliser une sorte d'équilibre vers le haut. C'est-à-dire, pour ces premières JMC, à prendre en considération, à la fois, les sensibilités musiciennes diverses et les différentes attentes du public, et les référents absolus de la musique, je veux dire les critères et les valeurs qui fondent l'art musical. Nier, ce qui doit, ma subjectivité, pour réaliser la meilleure rencontre possible des musiques et des musiciens, respecter la diversité tout en étant sélectif : ma démarche a été celle-ci. J'espère qu'elle donnera lieu à l'équilibre souhaité par tous. C'est une aventure quand même, on n'est jamais sûr, dans votre position, de réussir le parfait dosage. C'est toujours une aventure que de concilier art et pratique de l'art. A dire vrai, les «JMC», dans leur première édition, sont une sorte d'appel à l'aventure, adressé à toute la profession musicale. Tout le monde doit se sentir concerné par cette entreprise « à équilibre instable». Tous les gens du métier doivent assumer le défi de rendre, enfin compatibles, les intérêts particuliers de chaque artiste et l'intérêt d'une manifestation dont l'objectif clair est de faire progresser la musique en général. Il faut prendre le pari ensemble, organisateurs et acteurs, les jugements viendront après. Venons-en maintenant à la question essentielle, à ce qui préoccupe précisément l'ensemble des professionnels : ces JMC ne surviennent-elles pas en fait à un moment de «crise de notre musique»? On l'a même dit : ne construit-on pas à vrai dire «quelque chose de grand» sur du «presque rien»? Le mot de crise ne me fait pas peur. Pour moi, ce qui compte, c'est que l'on a conscience de la crise. C'est quelque chose de positif. Je prends l'exemple de l'ancien festival de la chanson. Il naquit au seuil de la décennie 80 pour remédier à une situation musicale donnée. En quelques années, il permit l'éclosion de nombre de compositeurs, paroliers et chanteurs de talent. Puis, il connut son cycle de déclin, «sa crise» avait-on dit. C'est de la conscience de ce déclin et de cette crise que sont nées les JMS. N'oublions jamais cela : la pénurie engendre souvent des dynamiques nouvelles dans l'art. Le pire est de se croiser les bras et de s'abandonner à l'idée que l'on ne peut plus rien faire, plus rien rattraper. «Les Journées musicales de Carthage» expriment, en fait, un sentiment général d'urgence. Pendant la phase de réflexion, alors que le vieux festival de la chanson puis de la musique ne convaincaient plus personne, les avis étaient quasiment unanimes : il fallait, insistait-on partout, rompre avec une pause qui n'avait que trop duré, il fallait chercher des solutions nouvelles, relancer la machine pour tout dire. On savait qu'on partait de presque rien, mais ce «quasi-vide» même, chose remarquable, incitait tout le monde à aller de l'avant. Et puis laissez-moi rectifier une non- vérité : est-il vrai que nous partons de rien? Nous avons Sabeur Rebaï, Ziad Gharsa, Lotfi Bouchnaq, Sonia M'barek, Chahrazed Hellal, Rihab Essghaïer, Leïla Hjaïej, Hassen Dahmani et d'autres grandes voix encore, nous avons une belle génération d'instrumentistes et de solistes, des poètes paroliers de haut niveau, des compositeurs qui s'annoncent dans toutes les formes de musique, des arrangeurs très habiles, etc. Franchement, je ne vois nulle crise là-dedans. Ce qu'il y a, c'est que l'on hésite à se remettre au travail. Les JMC, ai-je déjà observé, sont un appel à se remettre au travail. Et je suis heureux d'annoncer que cet appel a été entendu, notamment par les ténors de la place, ceux-là mêmes qui boudaient l'ancien festival de la chanson. Pourquoi répondent-ils oui aux JMC? Et pour des cachets modiques? Je ne vois d'autres explications que la confiance et la prise de conscience. Voire, la volonté de remettre notre musique en marche. Venant de l'élite musicienne, ce n'est pas peu! Sans doute, mais les JMC avec leur cycle bi-annuel peuvent-elles résoudre tous les problèmes de la musique tunisienne? On songe à la diffusion, aux questions de propriété musicale, de marché, etc. Il n'est guère de manifestation qui apporte une solution entière à un secteur des arts. Cela ne peut être qu'une partie de la solution. Le fait, par exemple, que les JMC s'élargissent à toutes les formes musicales et ne se cantonnent plus à la chanson, sera un stimulant réel à la création musicale et surtout à l'émergence d'une nouvelle génération de créateurs, n'est-ce pas déjà une solution ? Le fait aussi qu'elles s'intéressent à la formation, à la connaissance scientifique, à la diversité régionale et mondiale, n'est-il pas une façon plus rationnelle d'affronter les réalités nées de l'explosion des communications et des technologies artistiques nouvelles ? On parlait beaucoup, début 90, de la concurrence des stars libanaises, et de ce que l'on perdait à les inviter à nos festivals. Soyons clairs avec nous-mêmes : ces vedettes s'expatrient aujourd'hui sur le web, elles nous concurrencent sans qu'il y ait «besoin» de les inviter. Un colloque va se tenir à ce propos. Il permettra, je l'espère, de rompre avec certaines idées reçues qui représentaient des sortes d'alibis au scepticisme ambiant. On évoque la question des marchés, de la propriété, on ne peut nier qu'ils font problème, mais le vrai problème, le seul j'insiste encore, qui se pose aujourd'hui à notre musique est que nos musiciens tardent à se remettre à la tâche, à regarder les réalités musicales en face. Les JMC peuvent être le bon déclic pour eux, le moment propice à la relance.