On le savait bien avant l'illustre écrivain existentialiste. L'appétit de littérature enveloppe un refus de vivre. Certes. Mais ce n'est guère une séquestration à perpétuelle demeure. Entre l'écrivain, son milieu et son époque, il y a un subtil va-et-vient. Rapport paradoxal, assurément. Mais ce n'en est pas moins un rapport charnel, s'agissant au bout du compte d'enfantement. Les motivations relèvent du mystère. Les échelles de représentation individuelle se perdent dans les méandres de l'illusion rétrospective. Celle-ci demeurera à jamais l'une des grandes énigmes de l'art. Sartre en avait parlé en connaissance de cause, évoquant même dans un film d'Alexandre Astruc et Michel Contat la névrose de littérature : "Avant, je considérais que rien n'était plus beau ni supérieur au fait d'écrire, qu'écrire c'était créer des œuvres qui devaient rester et que la vie d'un écrivain devait se comprendre à partir de son écriture. A ce moment-là, en 1953, j'ai compris que c'était une vue absolument bourgeoise, qu'il y avait bien d'autres choses que l'écriture… Alors j'ai eu envie de comprendre, comprendre qu'est-ce qui avait pu faire qu'un garçon de neuf ans se mette dans cette névrose de littérature". En fait, tout est dans les insondables abysses de l'homme. A entendre Renan, il serait même un dieu. L'homme fait la beauté de ce qu'il aime et la sainteté de ce qu'il croit. N'empêche que l'écrivain a besoin de son milieu comme un poisson a besoin d'eau. Or, et c'est à ce niveau que l'enceinte littéraire tunisienne est directement interpellée. Il y a très peu de rencontres littéraires sous nos cieux. Hormis quelques expériences somme toute orphelines, le bilan reste en deçà de notre ambition comme si la mésentente cordiale présidait au rapport de l'écrivain avec son milieu. Or, il n'est de pire posture que l'indifférence. Parfois, elle exprime le dédain, si ce n'est l'anéantissement. A l'échelle spéculative, cela équivaut à une espèce de mise à mort. Comptabilisons. Peu de cénacles ou clubs littéraires fermés ou ouverts sous nos cieux. Peu de rencontres périodiques avec les écrivains ou autour de leurs œuvres (abstraction faite de quelques libraires dont les intentions généreuses n'excluent pas le calcul mercantile). Peu de lieux privilégiés où s'exprime la critique. Les rares émissions télévisuelles prétendument littéraires sont franchement rasoirs. D'ailleurs on les confine dans des plages horaires impossibles, tardives. Ni en prime time et encore moins en day time. Un véritable angle mort. Tout au plus se contente-t-on de quelques non-événements. Semblants de rencontres de circonstance à l'occasion des vacances scolaires notamment. L'écrivain s'y amène le plus souvent à ses risques et périls, et à ses propres frais qui plus est. Et il arrive bien souvent qu'il se retrouve face à un public parsemé en guise d'assistance. Hélas, dans notre pays on ne lit pas ou très peu. Les pratiques culturelles accusent le gouffre plutôt qu'elles n'y pallient. Les éditeurs, déjà engagés avec les écrivains dans un rapport tordu, se contentent des procédés publicitaires de papa. C'est-à-dire des bonnes vieilles recettes forcément surannées et passées de mode de la réclame. Les écrivains eux-mêmes en sont en quelque sorte responsables. Leurs structures représentatives sont minées par de sordides querelles. On n'y compte plus les scissions, divisions et clivages. Le tout mû par des considérations qui peuvent être tout sauf littéraires ou artistiques. De gens inappropriés en ont profité pour se glisser dans leurs rangs, à force de clientélisme de bas aloi, de laxisme à des fins électoralistes et tout simplement d'auto-fragilisation. On y retrouve des analphabètes bilingues, des drôles d'oiseaux et des gens qui n'ont jamais rien écrit. Non seulement ils ont investi la place, mais ils prétendent même en être les nouveaux régents. Sartre parlait de névrose de littérature. Ici, la névrose y est, certes, mais point la littérature. C'est dire si l'image de l'écrivain en a pris un sacré revers, au cours des dernières années surtout. Les gens bien, comme on dit, préfèrent l'honorable retraite à l'infamante mêlée aux motivations par moments crapuleuses. Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là, se dit-on à part soi. On se sent si seul parfois parmi les hommes.