Nous avions fini notre dernier article de cette même rubrique par voguer vers une pensée, cell de l'«autoportrait ou l'antiportrait du Soi». Effleurer une telle idée conduit forcément à un constat. Alors, une semaine après, ces germes spirituels, comme des pousses de bambou, jaillissent d'une géographie idéelle que seule l'écriture peut raconter. C'est toujours un besoin que d'écrire, comme une urgence hurlante, assourdissante. Personnifiée dans un émoi observateur de ce qui nous entoure, unifiée dans la relation que l'on tente de créer avec les confins de nos existences pressantes et insistantes. La page blanche fait office de mémoire. Elle aide le souvenir à émerger, comme les bourgeons envahissent les arbres au printemps. Un printemps radical où l'unique phénomène immobile, irremplaçable et immortel reste et demeure la figure humaine. Justement, cet «autoportrait ou anti-portrait de Soi» dont nous conversions… Le Visage, qui se décline incessamment et continuellement dans l'affirmation ou la négation de l'Etre. Comprenons par «visage» non pas et seulement l'enveloppe charnelle qui entoure notre figure, mais proprement ce qui laisse voir au-delà de cette figure, simple surface formelle. Regarder le visage c'est «ne même pas regarder la couleur des yeux», comme nous le «chuchote» à l'oreille la philosophie d'Emmanuel Lévinas dans son ouvrage emporté Le visage de l'autre. Pour le philosophe, le visage c'est aussi «ce qui échange son regard» dans le face-à-face, dans la confrontation faciale. Regarder le visage, dans sa profondeur donc dans son âme, c'est voir au-delà de sa forme plastique. Une implication qui se met en place à la seule vision du visage de l'autre, mais pas n'importe quelle vue. Elle doit détenir en elle la suprême clairvoyance. «Par son visage, l'autre engage ma responsabilité» car «Le visage est seigneurie et le sans-défense même. Que dit le visage quand je l'aborde? Ce visage exposé à mon regard est désarmé». Une antinomie existentielle que nous supportons par notre seule appartenance humaine, et que l'étymologie du mot «visage», du latin visus, confirme et vérifie. Visus, comme «ce que l'on présente à autrui», comme «ce qui est vu». En grec, le «visage» est prosôpon qui signifie «devant les yeux d'autrui», sens mettant en exergue la relation intrinsèque avec l'autre. «Devant les yeux d'autrui», c'est ce que l'on montre aux autres pour supposer le face-à-face, dans ce que notre propre vision perçoit en retour. Réflexion symptomatique d'une relation duale que la mythologie nourrit en parallèle. Elle annonce depuis ses époques lointaines, une distanciation entre le sujet et son double. Les mythes et le visage, une plateforme nationnelle, une terre d'inspiration considérablement féconde car elle ouvre des possibilités de compréhension infiniment ouverte sur nos époques passées, actuelles et certainement futures : Narcisse et Dionisos faibles et affaiblis jusqu'au point de non-retour devant le pouvoir malfaisant et pernicieux de leur reflet; la tête de la Gorgone qui devient anodine, bénigne et inoffensive grâce à la ruse de la déesse Athéna, la «vierge guerrière», aidée par l'action de Persée; la Gorgone ou la Méduse qui, par sa seule vue, en a pétrifié plus d'un; celle dont la représentation mêle une tête monstrueuse à une folle multiplication de serpents venimeux en guise de chevelure; la Gorgone qui a le pouvoir de métamorphoser en statue de pierre celui qui croise son regard. Croiser le regard de la Gorgone c'est croiser la Mort. Cette face effrayante, créature machiavélique, arrive à déchéance, quand son propre regard est fasciné par son image, lorsque la déesse Athéna lui présente son bouclier étincelant, luisant et miroitant, poli à souhait pour offrir à la Gorgone ce cadeau empoisonné : la découverte de son visage dans le reflet du bouclier, et par là même, sa mise à mort. C'est Persée, frère d'Athéna par leur père Zeus qui, guerrier près de la déesse en profite alors pour lui trancher la tête, décapitant impitoyablement la Méduse. Cette dernière, prise dans les filets du leurre égocentrique, fait le récit des mirages et artifices liés au règne démesuré qu'ont les pouvoirs de l'Image. Narcisse relate et exprime également la dangereuse fascination que l'on peut avoir devant son image et par extension chez les autres, devenant même, quelquefois, un interdit visuel, puisque contemplation et admiration peuvent être synonymes de fin et de chaos. Comme pour la Gorgone, il y a corrélation entre le regard et la mort. Le mythe de Narcisse, qui est apparu vers l'ère Chrétienne, décrit son incroyable beauté et l'aliénation qu'avait ce dernier devant son apparence extérieure, à ne voir et à considérer que la beauté visible et extérieure, donc celle de l'extériorité, ignorant et dépassant la beauté intérieure. La sienne ou celle d'autrui. Le mythe raconte que lors d'une partie de chasse, Narcisse assoiffé par l'effort, s'épanche sur une fontaine pour se désaltérer, et aperçoit alors le reflet d'une somptueuse créature, exactement comme celle qu'il recherche, en l'admirant secrètement. Il tombe immédiatement fou amoureux de cette carrure voluptueuse, qui reproduisait, de plus, les gestes et mouvements que Narcisse faisait. Prenant conscience que cet autre n'est que lui-même, il ne peut se résoudre à «se quitter» et reste de longs jours près de la source d'eau, à se mirer, désespéré de ne jamais pouvoir rattraper son image. Dans un même temps, en pleine possession de lui-même, sans pouvoir se posséder, Narcisse se donne la mort en «se rejoignant» dans l'eau de la fontaine. S'adorer soi-même c'est refuser de connaître l'autre. Eros et Thanatos condamnent Narcisse, car en se renfermant sur son unique image, il ignore radicalement l'existence d'autrui. Il nie et dénie un autre visage que le sien, excluant une possible relation réciproque, préférant avec excès son apparence à la réalité d'autrui. Le mythe de Narcisse, comme celui de la Gorgone, critiquent les pouvoirs de l'apparence au détriment du réel et de la vérité. La Mythologie et l'Antiquité ont profondément alimenté les imaginaires individuels et communs. Aujourd'hui, au XXIe siècle, la critique comme l'analyse et la représentation de la figure, dans son rapport subjectif et sa démonstration objective, voit un art contemporain quasiment nourri d'une obsession démesurée pour le «visage». Devenu masque et personnage, le visage du XXIe siècle est défait, déstructuré, déshumanisé. Une néo-morphologie sur laquelle nous reviendrons la semaine prochaine, dans cette même rubrique, avec «L'impossible figure II».