Mercredi 19 janvier-Avenue Bourguiba. 14 heures. Tandis que les manifestants étaient en train de manifester et de crier « A bas le RCD », sous le regard de la police qui s'est, apparemment abstenue, ce jour-là, de lâcher ses bombes lacrymogènes, des passants s'arrêtent constituant une foule de curieux devant la vitrine de la Librairie « Al Kiteb ». Des spécimens de livres interdits y sont exposés, dont » Mon combat pour les lumières » de Mohamed Charfi et le fameux « La régente de Carthage » écrit par Nicolas Beau et Catherine Graciet. La vitrine expose également d'autres titres révélateurs d'un état d'esprit libre et libéré. En voyant « L'Introduction » d'Ibn Khaldoun, « La génération de la révolution » de Hamed Zghal, « L'analyse du discours » de Salwa Charfi, « La gamelle et le couffin » du militant Fethi Bel Haj Yahia et un bon nombre d'éditions sur le poète symbole Abou Al Kacem Al Chabi, on comprend que derrière la caisse, il y a des idées. Quelques jours auparavant, la librairie Al Kiteb était en deuil, comme beaucoup d'autres, à cause de tous ces Tunisiens qui sont tombés sous les balles. Ce n'est que lundi dernier, qu'elle a rouvert ses portes pour recevoir ses clients fidèles, assoiffés d'autre chose que d'informations, tantôt heureuses, tantôt alarmantes, tantôt sidérantes… « Les livres dont les spécimens sont exposés sont encore sous la censure », explique la directrice de la librairie, Mme Selma Jabbes, qui a bien voulu nous recevoir dans son bureau à l'étage, où elle a une vue imprenable sur la manifestation. Elle nous précise que de « La régente de Carthage », il n'y a que la couverture en vitrine. Le fait de l'exposer est une prise de position contre cette censure à outrance exercée depuis quelques mois par le ministère de l'Intérieur. « La censure s'est durcie, récemment, à cause d'un livre d'histoire de la classe terminale d'un lycée français où figure une reproduction de la caricature de Chirac et Ben Ali ». Selon Mme Jabbes, les censeurs voulaient même les noms et les adresses des clients qui ont acheté le livre. « On a même voulu saisir les ordinateurs, dans l'espoir de trouver la liste des clients que, de toutes façons nous n'avons pas ». La directrice nous informe également que les touristes n'ont jamais compris pourquoi les guides du Routard, Gallimard et Lonly Planet ne se vendent pas. Elle nous apprend que ces guides sont censurés parce que l'un évoque Ben Ali qui a « destitué » Bourguiba, l'autre appelle le président déchu « Général » et le troisième parle d'une Tunisie qui ne respecte pas les droits de l'Homme. « On a toujours voulu nous pousser à l'autocensure », ajoute Mme Jebbas, pensive. La librairie, qui a l'habitude de commander tous les livres qu'elle estime intéressants, doit attendre parfois longtemps pour avoir une autorisation. Mais des jours meilleurs ne tarderont pas à venir et la direction d'Al Kiteb pourra enfin aller à la douane chercher ses commandes, sans avoir besoin de visa.