Ben Ali découvre dans son département l'existence d'une étroite coopération établie par son prédécesseur, Ahmed Bennour, avec les services français du renseignement. Ceux-ci transmettaient à leur tour les informations recueillies aux Israéliens (voir Barill, Guerres secrètes, éd. Albin Michel, pp. 156-157). Que va-t-il faire? Ayant bien compris les manoeuvres des uns et des autres, il prend contact avec le Mossad directement. Autrement dit, il est un de leur agent. Sa liaison continuerait à ce jour. Secret de polichinelle dont les deux hommes cherchent à s'effrayer l'un l'autre… Mais c'est là une autre histoire à laquelle nous reviendrons plus loin. En cette année 1986, le pays est en pleine crise, à la fois sociale, économique et politique, sur fond de lutte intestine pour la succession de Bourguiba, miné par la maladie et la vieillesse. Le gouvernement est soumis à des changements successifs. En avril 1986, Ben Ali est promu ministre de l'Intérieur tout en gardant la tutelle de la Sûreté nationale, et en juin de la même année, il intègre le bureau politique du parti au pouvoir, le PSD, dont il devient secrétaire général adjoint. Après le limogeage de Mzali en juillet 1986, Ben Ali garde ses fonctions au sein de l'éphémère gouvernement de Rachid Sfar, mais il apparaît déjà comme l'homme fort du régime. En mai 1987, il est de nouveau promu ministre d'Etat chargé de l'Intérieur, puis Premier ministre, le 2 octobre de la même année, tout en conservant le portefeuille de l'Intérieur et, quelques jours plus tard, secrétaire général du Parti. L'hebdomadaire ‘‘Jeune Afrique'', dans un article prémonitoire, verra tout de suite en lui le vrai dauphin. Saïda Sassi dans son giron Récit des derniers jours de Bourguiba au palais de Carthage et de la prise du pouvoir par Ben Ali : Dimanche 1er novembre 1987. Le palais présidentiel souffre de son immensité et de son silence. Les gardes républicains, en sentinelles devant le puissant portail de fer forgé, sont plus nombreux que les résidents de l'illustre demeure. C'est un jour de congé, soit. Mais même en semaine, les visiteurs ne sont pas plus nombreux. Seul le Premier ministre vient passer auprès du Chef de l'Etat une petite demi-heure. Et c'est tout. Deux personnes peuplent la solitude du vigoureux tribun d'hier et du président sénile d'aujourd'hui: sa nièce, Saïda Sassi, et un secrétaire particulier, Mahmoud Ben Hassine. La nièce, elle, est connue. On peut penser d'elle ce qu'on veut, mais il est bon de rappeler qu'elle a dans son palmarès deux ou trois actions d'éclat, du temps de sa prime jeunesse et de la prime jeunesse du Néo-Destour, lorsque le Protectorat battait son plein. Puis, et cela depuis plusieurs années, elle était réduite à être la nurse de son oncle maternel. Le Combattant Suprême n'est plus que l'ombre de lui-même. Il a tout perdu sauf l'effrayant pouvoir de signer un décret. Voilà un mois que Ben Ali est Premier ministre. Chaque matin, en arrivant au palais présidentiel, il a peur d'y trouver son successeur. Les candidats sont nombreux. Aussi a-t-il eu l'intelligence de ne pas commettre l'erreur de Mohamed Mzali. Au lieu de contrecarrer Saïda Sassi, il l'a placée, au contraire, dans son giron. Une bourse constamment remplie et une automobile dernier cri sont mise à sa disposition. Ainsi, il a réussi à faire d'elle une antenne vigilante. Elle lui téléphone presque toutes les heures pour le mettre au courant de tout ce qui tourne autour de l'oncle bien-aimé. Le même jour, un dîner chez Hassen Kacem réunit Mohamed Sayah, Mahmoud Charchour, Hédi Attia, Mustapha Bhira et Mahmoud Belhassine. Ce dernier est chargé d'entretenir Bourguiba au sujet de Ben Ali et d'insister auprès de lui sur les défauts de son Premier ministre: faible niveau d'instruction – c'est au cours de ce dîner qu'est sorti la boutade du «bac moins trois» –, mauvaise gestion des affaires de l'Etat, soumission à l'influence sournoise des frères Eltaief et ravages avec les femmes. Lundi 2 novembre: Bourguiba, quand il est seul, écoute la radio, ou regarde la télévision. C'est une vieille habitude, une marotte qui lui permet de prendre connaissance de l'état d'esprit des Tunisiens, de leurs goûts ainsi que du niveau général des commentateurs politiques et des créateurs dans les divers domaines des arts. Ce matin, il est à son bureau depuis un peu plus d'une heure. Il a pris connaissance du journal parlé, du commentaire des nouvelles et écouté quelques chansons d'Oulaya. A 9 heures pile, il reçoit le Premier ministre. Ce dernier a, entre les mains, deux ou trois dossiers relatifs à des affaires de routine qui ne méritaient pas d'être soumises à la haute attention du chef de l'Etat. En dehors des salamalecs habituels, Ben Ali n'a rien d'intéressant à dire. Bourguiba ne le retient pas. Soudain, et juste après le départ de son hôte, Bourguiba a comme une lueur de raison. Pourquoi donc ce Saint-Cyrien n'a jamais fait entendre sa voix ni à la radio ni à la télévision? «On verra cela demain», se dit-il. Une fois seul, Bourguiba sonne sa nièce et Mahmoud Ben Hassine. Il leur pose la question qu'il venait de poser à Ben Ali. Prudente, Sassi se tait. Ben Hassine, au contraire, en fait tout un plat. Il révèle à son maître la médiocre aptitude du Premier ministre dans le domaine de la parole. Il n'a ni niveau d'instruction, ni niveau social, ni entregent, lui dit-il. Après lui avoir expliqué en quoi a consisté sa formation rapide à Saint-Cyr, il conclut que l'intéressé, juste capable d'utiliser un révolver, est inapte au discours ordonné, méthodiquement développé et sans faute de langage. Bourguiba est surpris. Il se sent responsable du mauvais choix. Il est bouleversé à l'idée qu'un militaire ignare va pouvoir constitutionnellement lui succéder. Mardi 3 novembre: contrairement à son habitude, Ben Ali arrive à Carthage à 9 heures juste. Volontairement, il a évité de siroter un café dans le bureau de Ben Hassine. Rien ne liait les deux hommes en dehors d'un bavardage quotidien autour d'un express bien serré. C'est que, entre-temps, Saïda Sassi a fait son travail. Immédiatement reçu par Bourguiba, Ben Ali quitte le bureau présidentiel un quart d'heure plus tard, le visage violacé. Il venait, en effet, d'être humilié par le chef de l'Etat. Bourguiba a posé tout de go à Ben Ali la question qui le tracassait depuis la veille. Surpris, le Premier ministre a bafouillé. «En vous nommant Premier ministre le mois dernier, je pensais avoir affaire à un vrai Saint-Cyrien. Or, je viens d'apprendre que vous êtes juste bon pour le galon de laine de caporal.» Ces deux phrases ponctuées de marmonnements hostiles, Ben Ali les a reçues comme des pierres lancées à son visage. Sur un ton devenu plus conciliant, Bourguiba recommande à son hôte avant de le libérer de dire de temps à autre quelque chose à la télévision afin de rassurer l'opinion et tranquilliser les citoyens. La vengeance sur Ben Hassine Dans l'un des couloirs du palais présidentiel, Ben Ali couvre Ben Hassine d'invectives et de menaces. L'autre n'est pas désarçonné. Il débite à son tour toutes les grossièretés dont est capable un gavroche de Bab Souika, lui confirme qu'il est à l'origine de son récent désappointement et conclut par ces mots : «Tu n'es qu'un fétu de paille, un nullard, un minable, un fruit-sec-bac-moins-trois. Quant à ces menaces, tu pourras en faire un trou dans l'eau». Ben Ali n'insiste pas. Il se dépêche de quitter les lieux, la queue basse. Saïda le rejoint. Elle le console et le rassure. «Vous n'avez rien à craindre. Je connais bien mon oncle. Je le ferai changer d'avis», lui dit-elle. Ben Ali n'oublie pas cette scène de sitôt. Juste après le 7 novembre, Ben Hassine est renvoyé dans ses foyers. On lui signifie par la suite qu'il est redevable à l'Etat d'une somme de cent mille dinars. En fait, on lui demande de rembourser tous les frais des différentes missions, y compris le prix des billets d'avion, des voyages qu'il avait effectués à l'étranger. On semble oublier qu'il accompagnait le président Bourguiba à titre de secrétaire particulier. C'est une histoire absurde. La somme est énorme et Ben Hassine ne peut rembourser. On le traîne en justice, et on l'enferme en prison. Libéré après deux ans, il apprend que ses biens ont été confisqués, dont sa maison à Carthage. Ayant la double nationalité et bénéficiant d'une pension de retraite en France, il s'expatrie. Un président de la République qui asservit la justice de son pays, pour des raisons privées, n'est pas digne d'être un président. Un président se doit d'être magnanime. La vengeance lui donne un visage hideux. Mais on n'en est pas encore là… Mercredi 4 novembre : c'est la fête du Mouled, jour férié. Ben Hassine se dirige vers l'aéroport de Tunis-Carthage. A-t-il senti le danger? Officiellement, il veut passer quelques jours de vacances en France. Mais il est empêché de prendre l'avion et renvoyé à son domicile. Jeudi 5 novembre: Bourguiba a-t-il oublié ses propos d'il y a 48 heures? Il demande son secrétaire particulier, on lui répond que M. Ben Hassine n'a pas rejoint son bureau parce qu'il est malade. Le chef de l'Etat reçoit Ben Ali sans animosité, l'écoute mais ne prolonge pas, ni pour lui-même ni pour son vis-à-vis, le supplice d'un entretien sans intérêt. Une fois seul de nouveau, Bourguiba retourne à son passe-temps favori. Il tourne le bouton de son poste de radio. L'aiguille de cadran est toujours fixée sur Radio Tunis. Quelle chance! Un chroniqueur historien annonce qu'il se propose de rappeler les événements de novembre 1956: l'admission de la Tunisie à l'ONU, le 12, et le discours de Bourguiba devant l'Assemblée générale des Nations unies le 22 du même mois, il y a trente et un ans. Immédiatement, Bourguiba fait venir Saïda et Ben Hassine. «Venez vite ; venez. Ecoutez avec moi», leur dit-il, en mastiquant ses mots et en leur faisant signe de s'asseoir. A 10 heures, le président reçoit une délégation de parlementaires américains accompagnés de leur ambassadeur. Le président, d'une voix rauque et bégayant, leur souhaite la bienvenue, puis vite son discours devient incohérent, mêlant le présent et son passé glorieux. Il semble entrer dans un état hallucinatoire. Les parlementaires sont éberlués. Ils le quittent et demandent à être reçus par le Premier ministre. L'audience a lieu dans la foulée auprès de Ben Ali. Ils lui font part de leurs appréhensions et lui demandent d'agir rapidement pour éviter tout dérapage: c'est un feu vert clair. Vendredi 6 novembre: vers 13 heures 30, avant d'aller faire la sieste, Ben Ali confie à Saïda Sassi sa décision de nommer un nouveau Premier ministre dès la première heure du lendemain. La télévision sera invitée à enregistrer l'événement, précise-t-il. L'information est immédiatement transmise à qui de droit. Sans perdre de temps, Ben Ali, qui est non seulement Premier ministre, mais aussi ministre de l'Intérieur, ne l'oublions pas, se rend Place d'Afrique et convoque son condisciple de Saint-Cyr, Habib Ammar, commandant de la Garde nationale. Ils s'isolent pendant tout le reste de l'après-midi et mettent au point un plan de destitution de Bourguiba. Vers 18 heures, chacun d'eux regagne son domicile. A 20 heures, ils se retrouvent au même ministère, après avoir pris chacun une collation, une douche et s'être armé d'un revolver pour pouvoir se suicider en cas d'échec. La suite est connue. On convoque le ministre de la Défense nationale, Slaheddine Baly, qui à son tour convoque les médecins devant signer d'un commun accord le document attestant l'inaptitude de Bourguiba à l'exercice du pouvoir. Le lendemain matin, vers 6 heures, Radio Tunis ouvre son journal par une déclaration à la nation rédigée par Hédi Baccouche et lue par Hédi Triki. Les lendemains qui déchantent A l'automne 1987, à Carthage, le pouvoir est à prendre. Certains y pensent déjà, au sein du régime bien sûr, mais aussi dans l'opposition, notamment parmi les islamistes, qui multiplient les démonstrations de force dans le pays et sont, pour cette raison, la cible d'une dure répression. Mais, au matin du 7 novembre 1987, Ben Ali fait jouer l'article 57 de la Constitution tunisienne et, sur la foi d'un rapport médical signé par sept médecins attestant de l'incapacité du président Bourguiba d'assumer ses fonctions, dépose le vieux chef de l'Etat pour sénilité. Il devient, en tant que successeur constitutionnel, président et chef suprême des forces armées. Dans sa déclaration faite à la radio nationale, Ben Ali annonce sa prise de pouvoir et déclare que «l'époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête de l'Etat desquels le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne d'une politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse». Surpris, les Tunisiens n'en sont pas moins soulagés que le changement s'opère ainsi en douceur et dans la légalité constitutionnelle. S'ils regrettent tous la triste fin de règne de Bourguiba, la majorité, même parmi les opposants, donne crédit aux promesses d'ouverture démocratique du nouvel homme fort du pays. La confiance revient. Le pays reprend goût au travail. On parle d'un nouveau départ. «Aujourd'hui, vingt ans après, cela peut étonner, mais à l'époque l'optimisme était général», note Mohamed Charfi, ministre de l'Education, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique entre avril 1989 et mai 1994, dans ses mémoires (Mon Combat pour les lumières, éd. Zellige ; Lechelle 2009). Il explique : «C'était la première fois que, dans un pays arabe, un nouveau Président rendait hommage à son prédécesseur, affirmait que le peuple avait atteint un niveau d'évolution tel qu'il était devenu digne de s'affranchir de la tutelle de ses gouvernants, promettait le rétablissement de toutes les libertés publiques et déclarait qu'il n'était plus question de présidence à vie». Pris dans l'ivresse du «Changement», rares sont les Tunisiens qui se posent des questions sur la personnalité de Ben Ali, sa conception du pouvoir, ses ambitions personnelles. L'homme, dont le passé militaire n'est un secret pour personne, est encore inconnu de l'écrasante majorité de ses concitoyens. Réservé, timide, voire secret, surtout secret, il ne suscite pourtant pas d'appréhension particulière, ni parmi les Tunisiens ni parmi les partenaires étrangers de la Tunisie. Son «acte de salubrité publique» et ses promesses d'ouverture politique lui valent la confiance de tous, même des islamistes dont il commence par libérer les dirigeants emprisonnés. Mais tout ce beau monde ne tardera pas à déchanter… En 1988, Ronald Reagan était le 40e président des Etats-Unis pendant que François Mitterrand accomplissait son deuxième mandat de 4e président de la Ve République française. Le président Ben Ali avait calculé que s'il se rendait à Washington et à Paris pour présenter ses devoirs aux deux amis de la Tunisie, les médias internationaux parleraient de lui et le feraient connaître du monde entier. L'opération ne pourrait que contribuer à confirmer la légitimité de son accession au pouvoir. Le président prend l'avion pour le Nouveau Monde. L'accueil à la Maison-Blanche fut courtois sans plus. Puis le voilà à Paris. Le président Mitterrand avait programmé un entretien d'une heure à l'Elysée afin de pouvoir traiter avec son hôte des divers aspects des relations bilatérales. Il donne la parole au président Ben Ali et l'écoute. Au bout de vingt minutes, ce dernier se tait. Le président français met fin à l'entretien avec beaucoup de tact. Cité par convenance Conformément au protocole, il le raccompagne jusqu'à la sortie et lui fait ses adieux sur le perron. «C'est un minable», dira-t-il à l'un de ses familiers. Toutefois, il répondra avec empressement à un désir exprimé par le successeur de Bourguiba: visiter Saint-Cyr, lieu de sa formation. Le président Ben Ali se rendit donc à Coëtquidan, en Bretagne. Il y fut reçu avec beaucoup d'égards. On lui fait visiter les lieux et, en particulier, le Musée du Souvenir. A sa grande surprise, on lui révèle que bien avant la promotion Bourguiba, d'autres Tunisiens avaient reçu une formation à Saint-Cyr non seulement avant l'indépendance de la Tunisie mais même antérieurement au protectorat, du temps de Napoléon III. Ben Ali, bouche bée, regarde les portraits qu'on lui montre. Voici Omar Guellati, de la promotion du 14 août 1870 (1869-1870), et voici les deux plus anciens Tunisiens: Kadri et Mourali, de la promotion de Puebla (1862-1864). Ravi, le président demande à voir les traces du souvenir de la promotion Bourguiba et en particulier du 4e bataillon dont il faisait partie. On lui fit savoir avec regret que seule la formation normale a été archivée sans distinction entre Français et Tunisiens. Mais rien n'a été conservé du 4e bataillon ou bataillon à formation accélérée. Quelle désillusion! Ben Ali quitte Coëtquidan quelque peu chiffonné. En grands seigneurs, les responsables de l'Ecole Spéciale Interarmes feront une fleur à Ben Ali deux décennies plus tard. A l'occasion du bicentenaire de la fondation de l'école de Saint-Cyr, un volumineux ouvrage est édité chez Lavauzelle. Ben Ali y est cité cinq fois. Son curriculum vitae y est indiqué Ceux de ses camarades du 4e bataillon promus à des fonctions importantes sont également mentionnés. Ainsi figurent, en bonne place, Abdelhamid Ben Cheikh, Saïd El Kateb et Youssef Baraket Avec l'humour qui caractérise l'esprit critique français, les auteurs notent, dans une autre partie de leur ouvrage, que le Saint-Cyrien africain, de retour à son pays d'origine, se mue en Maréchal-Président-dictateur. Une façon d'affirmer qu'ils s'en lavent les mains. (A suivre)