Dans cette deuxième partie de l'interview que M. Azdine Beschaouch nous a accordée, le ministre de la Culture nous parle des «tribunes de la culture» qu'il compte bientôt organiser et des mesures qui vont être prises pour «reclasser» les zones archéologiques de Carthage-Sidi Bou Saïd et pour récupérer les pièces et les objets qui ont été volés et illicitement acheminés à l'étranger. Des projets qu'il compte entamer et mettre sur les rails, afin que son successeur, qui prendra la relève dans quelques mois, continue l'œuvre entamée. Ecoutons-le. Quand vous parlez des manifestations culturelles et des festivals dépendant du ministère (voir La Presse d'hier), nous avons l'impression que vous allez vers la restriction et l'austérité, ce qui risque de donner un aspect morose à la révolution. Ce n'est pas du tout mon intention. Personnellement, j'aurais voulu que les gens chantent et dansent dans la rue et dans les espaces culturels et autres pour scander «enfin, la liberté». Les Egyptiens, eux, ont malgré tout, eu leur joie. Pas nous. Aussi, veillerons-nous au sein du ministère à ce qu'il y ait toutes les formes de manifestations destinées à tous les goûts et à toutes les catégories et tranches de notre société de Bizerte à Ben Guerdane et de Hidra à Sousse. A côté des spectacles, des expositions, des représentations théâtrales et des projections de films qui auront, par exemple, lieu lors des fêtes de l'Indépendance et de la Jeunesse, nous projetons d'inviter des Prix Nobel pour qu'ils témoignent de ce qu'est devenue la Tunisie après le 14 janvier. Cela dit, il est hors de question que les festivals d'été continuent à être une occasion pour certains de se «sucrer». Je n'accuse personne, bien que j'aie l'impression que quelques-uns veuillent me pousser dans ce sens, donc vers le faux pas. On ne m'y prendra pas, car je ne suis pas le genre à laver le bébé, qu'est la révolution, dans l'eau sale du bain. Disons-le clairement : il est inadmissible qu'un festival comme Carthage soit devenu une sorte de «cabarea». Les festivals auront lieu dans leur dimension ludique et divertissante. Les dépenses seront rationalisées de telle sorte qu'il n'y ait ni abus ni dépassement. Savez-vous que la majorité des manifestations de l'année dernière ont enregistré des déficits qu'on veut que j'entérine et paye. J'ai même reçu une mise en demeure pour un matériel qu'on a amené de l'étranger dont on n'a pas réglé la facture ? Je ne le ferai pas. Cela ne risque-t-il pas de porter un coup à l'image du ministère, du gouvernement et, par-delà, à la révolution ? Au contraire. Si le ministère paye ces dépassements, il les accepte et les entérine. Je vais soumettre ce dossier au Conseil des ministres qui avisera. On dit que vous voulez restructurer le ministère et en changer les mécanismes. Cela ne serait-il pas du ressort de votre successeur, membre d'un gouvernement élu ? J'ignore ce qu'on colporte à propos du ministère. Je ne suis pas arrivé l'épée au bout du bras pour chasser des têtes ou pour tout détruire. Je vous l'ai déjà dit, je suis nanti d'une mission, celle d'assainir sur le double plan des ressources humaines et de l'activité artistique et culturelle qui tient en compte l'élément de loisirs aussi, et ce, en favorisant l'esprit de dialogue, de liberté, d'égalité et de démocratie. Car si je me dois de promouvoir les créateurs confirmés qui apportent prestige et rayonnement à la Tunisie, je dois également penser aux jeunes dans toutes les régions du pays qui ont droit au soutien pour s'aguerrir et gagner en expérience pour s'imposer. Ce faisant, nous respectons le principe d'égalité et de justice, tout en contribuant au développement régional. Sinon, comment abolir les clivages et les déséquilibres régionaux ? Depuis l'Indépendance, la Tunisie a pratiqué une culture de proximité, grâce aux maisons de la culture et à d'autres structures qui ont été créées dans tout le pays. Il s'agit d'en améliorer les effets et les mécanismes. Il ne s'agit pas de tout détruire et de tout recommencer. Ce qui a été pris pour un désir de restructuration totale du ministère est peut-être l'idée d'organiser des «tribunes de la culture» qui consistent à réunir en conclave pendant deux ou trois jours des spécialistes d'un secteur donné, toutes tendances confondues, pour qu'ils réfléchissent et débattent des moyens à même d'améliorer et de promouvoir leurs activités. Le consensus auquel ils aboutiront, ne serait-ce que sur trois ou quatre points, sera pris en considération comme étant une base de la politique d'action du ministère, dont le rôle n'est pas de faire la culture, mais d'être à son service. Ces tribunes commenceront par le théâtre. Puis, ce sera au tour du cinéma, des arts plastiques, du livre, de la musique… Venons-en au déclassement des terrains archéologiques de Carthage. Comment cela a-t-il pu arriver pour des sites figurant sur la liste du patrimoine mondial? Laissez-moi vous dire qu'avec Si Chedly Klibi, qui était à la fin des années 1970, ministre de la Culture, et président de la municipalité de Carthage, alors que j'étais directeur de l'archéologie et vice-président de la même mairie, nous avons réussi à mettre Carthage sur la liste du patrimoine mondial, pour prévenir de tels abus. C'était en 1979. En 1991, j'étais le directeur de Beït Al Hikma et le président élu du patrimoine mondial à l'Unesco. On est venu me voir pour profiter de mon statut, de mon autorité scientifique et m'impliquer dans ces déclassements, ce que j'ai refusé. La réaction n'a pas tardé, puisque j'ai figuré parmi la «charrette» des 17 (ou plus) fonctionnaires renvoyés du ministère. Vous connaissez la suite (NDLR: voir notre enquête dans La Presse des 20 et 21 février). Vous connaissez la suite. Que va faire le ministère pour y remédier? Un décret-loi est sur le point d'être promulgué, annulant tous les décrets de déclassement, et ce, depuis 1989. Il s'agit d'une mesure conservatoire, le temps d'annuler les effets et qu'on arrête les constructions sur les terrains déclassés. On procédera ensuite à la confiscation des parcelles «propriétés» de ceux qui ont volé ou qui les ont obtenues à bas prix, puisque certains ont acheté jusqu'à un dinar le mètre carré. Pour ceux qui ont acheté de bonne foi et quand il faut récupérer le terrain, on discutera et on négociera pour que personne ne soit lésé. Si jamais cela s'avère impossible, il y aura expropriation pour cause d'utilité publique. Le citoyen désignera alors un expert, l'Etat, le sien, et le tribunal un troisième pour arbitrage. La personne concernée sera indemnisée en conséquence. Concernant les maisons déjà habitées, on verra l'état des dégâts et on discutera pour procéder au cas par cas. Et là, je le dis haut et fort: la municipalité de Carthage est en train, pour des intérêts que je dirais occultes, de nous mettre des entraves réelles. Mais je ne reviendrai pas en arrière. D'autres dossiers vont être ouverts pour nous en assurer, dont celui où un ancien directeur du cabinet président a fait que l'Etat et des privés construisent sur des sites archéologiques. Les gens ont peur, mais il ne s'agit pas de reculer ni d'occulter le droit. Dieu merci, je n'ai qu'une cuirasse, celle de ma bonne foi, de ma détermination et de la légitimité. Terminons par le trafic des pièces archéologiques. Comment récupérer celles qui se trouvent à l'étranger? Avez-vous prévu un budget pour? Nous allons dresser un inventaire complet des objets disparus, selon les normes d'Interpol et du Conseil international des musées (Icom), avec brochure et moult détails, puis l'envoyer à ces deux organismes, de telle sorte que toute pièce qui apparaît est récupérée. Le problème est plus aigu dans les villes où il y a vente libre d'objets d'art, car il y a des pays qui n'ont pas signé la Convention de l'Unesco. Là, il nous faut engager des «indicateurs» que nous devons payer pour qu'ils nous alertent chaque fois qu'une pièce est mise en vente, dans telle galerie ou chez un tel marchand d'art. A notre tour, nous informons Interpol qui la saisit. Avez-vous déjà commencé cette entreprise? L'Institut du patrimoine y travaille déjà. Je m'y consacrerai moi-même bientôt. Vous comprenez que je ne peux pas ouvrir dix chantiers en même temps, même si j'ai l'endurance du travail. Mes collaborateurs se déplaceront pour faire les contacts et prospecter les terrains. Je leur emboîterai le pas, puisque j'ai déjà mené de telles entreprises pour l'Unesco en ce qui concerne le Cambodge ou la Bosnie Herzégovine. Cela nous prendra deux ou trois ans pour récupérer l'ensemble — ou la majorité — des objets volés, mais nous y arriverons. D'ailleurs, je me mettrai bénévolement à la disposition de celui qui me succédera à la tête du ministère, pour mener à terme cette tâche.