Par Nidhal BEN CHEIKH(*) Il est des menteurs qui ne sont pas mythomanes. Certes, mais ce n'est point le cas du gouvernement du temps du régime déchu. A force de mystifier la réalité à coups de manipulations douteuses et de censure institutionnalisée de certaines statistiques publiques, l'ancien gouvernement finissait par croire en ses propres mensonges. Se trouvant atteint de mythomanie à tendance schizophrénique, ce gouvernement se serait coupé tragiquement des préoccupations du peuple et, ipso facto, sa capacité d'action s'est ostensiblement ankylosée. On connaît tous la fin de l'histoire et la tournure des évènements. Dans la première partie de cet article publié dans l'édition du 23 février 2011, l'accent a été mis sur les causes ayant présidé à l'effondrement du régime déchu. Les politiques économiques menées par l'ancien gouvernement ont manifestement échoué à ramener le taux de chômage au-dessous de la barre de 10%, à réduire la fracture sociale entre les riches et les pauvres et à améliorer l'impact redistributif des systèmes fiscaux et des prestations sociales. De même, aucune stratégie nationale sérieuse en matière de développement régional, hormis les actions ponctuelles de saupoudrage, n'a été menée à dessein de réduire le gouffre qui n'a cessé de s'étendre entre les zones littorales et les zones intérieures. Face à ces échecs incontestables, le régime déchu s'est mis à vanter des performances discutables en matière de croissance économique, dont la mesure est sujette à caution, tout en continuant à croire qu'il n'y avait pas péril en la demeure. Des dispositions politiques claires ont été prises pour détourner l'opinion publique des questions relatives à la déperdition du modèle de développement sous l'effet de l'aggravation des inégalités économiques et des disparités régionales. L'instrumentalisation politicienne de certaines sources statistiques combinée à une frénésie propagandiste a favorisé l'apparition de ce que j'appellerai "le syndrome de la mythomanie statistique perverse". Les conditions objectives de l'effondrement du régime étaient bel et bien là. Dans ce qui suit, je partirai de certaines données statistiques produites par l'INS, pour démontrer l'ampleur des inégalités économiques contrairement à ce que laissaientt miroiter les discours officiels du régime honni. Toutefois, il y a lieu de relater certains faits d'une extrême importance. Certaines données auxquelles je ferai appel dans cet exposé n'ont pas été publiées pour cause de censure. En effet, avant la parution définitive des résultats de l'enquête Budget, Consommation et niveau de vie des ménages (Ebcnvm) pour l'année 2005, un premier rapport complet et exhaustif réalisé selon une méthodologie internationalement reconnue a été soumis à l'examen d'un conseil interministériel. Des ministres de tous bords se sont permis de s'immiscer dans des aspects techniques et méthodologiques concernant la mesure de la pauvreté et des inégalités : scandaleux et regrettable. Des décisions s'en dégagèrent, appauvrissant le contenu du rapport et semant un vent de déception seulement parmi les rangs des jeunes ingénieurs de l'INS, mus par toute leur bonne volonté et respectueux de l'éthique statistique. Aggravation des inégalités économiques et pauvreté de masse dans les régions de l'intérieur La mesure des inégalités dans la redistribution des revenus peut être présentée de plusieurs manières. L'indicateur couramment utilisé en Tunisie est le coefficient de Gini(1) dont le niveau permet des tirer des enseignements et de porter des jugements de valeur sur le mode de répartition des revenus entre les différentes catégories sociales. L'évolution tendancielle de cet indicateur, fort utile, permet de détecter les signes annonciateurs de tensions sociales et d'anticiper, par ricochet, la survenance de mouvements sociaux de protestation. Des pouvoirs publics bien avisés adopteront les mesures d'ajustement qui s'imposent. Contrairement à toute la série des publications de l'Ebcnvm de l'INS (1980, 1985, 1990, 1995, 2000) dans lesquelles l'indice était publié sans censure aucune, le rapport de 2005(2) dévia et échappa à cette tradition. Le paragraphe consacré à l'indice de Gini et le niveau atteint en 2005 dans la première version du rapport a été tout simplement rayé. La version publiée ne comporte aucune indication sur les indicateurs de mesure des inégalités économiques. C'est à la suite d'une décision politique de haut niveau qu'un exercice d'épuration du rapport de l'INS de tout déraillement éthique a été lancé. Silence, on censure ! Aggravation de la fracture sociale A vrai dire, le coefficient a atteint en 2005 un niveau très élevé, soit 0.414 contre 0.409 en 2000 et 0.401 en 1990. Cette tendance à l'accentuation des inégalités économiques en Tunisie dénote une aggravation de la fracture sociale et l'inefficacité patente des politiques de redistribution des revenus. Les seuils de pauvreté servent à identifier les ménages pauvres et les économiquement vulnérables et sont définis par l'INS sur la base de la méthode du coût des besoins essentiels. Il importe de rappeler qu'en 2005, une nouvelle méthode de calcul des seuils de pauvreté a été adoptée et rompt complètement avec la méthodologie de l'enquête précédente. Cette nouvelle approche de calcul et de traitement statistique des données brutes permet une meilleure appréhension du phénomène de la pauvreté dans sa dimension monétaire. Dans sa première version et selon les recommandations de la nouvelle méthodologie, deux seuils de pauvreté ont été publiés : un seuil haut (populations vulnérables) et un seuil bas (pauvreté chronique), avant que toute l'approche ne soit catégoriquement abandonnée suite à l'épuration de la version finale du rapport de toute source de nuisance. Le seuil haut de la pauvreté qui retrace l'évolution des populations vulnérables et l'application de la méthode de calcul aux enquêtes précédentes ont été intégralement occultés. Pis encore, dans le rapport diffusé, un tableau qui fait état de l'évolution du taux de pauvreté (pauvreté chronique) et de l'incidence numérique de la pauvreté de 1995 à 2005 comporte des chiffres calculés sur la base de deux méthodologies complètement différentes. Cette aberration intempestive a été sciemment commise et imposée aux techniciens de l'INS afin de préserver l'ancien niveau de pauvreté atteint en 2000, soit 4.2%. Le tableau suivant restaure l'évolution réelle de la pauvreté selon la nouvelle méthodologie‑: Sources : données de l'Ebcnvm (2005) et données non publiées-INS Selon les données de cette enquête, le nombre de pauvres se situerait en 2005 aux alentours de 1.139.000 personnes. Toutefois, l'analyse spatiale de la pauvreté chronique et de la vulnérabilité est édifiante. Les taux de pauvreté dans les régions du centre-ouest et du sud-ouest s'écartent dramatiquement des autres régions. Certes, avec des niveaux différenciés. Les disparités régionales en matière de pauvreté sont frappantes. Le taux de pauvreté (taux de pauvreté chronique auquel s'ajoute le taux de vulnérabilité) passe du simple au sextuple du Grand-Tunis au Centre-Ouest. A en croire ces chiffres, il n'y avait rien de hasard dans le départ de la révolution de la dignité de ces zones qui ont été mises des décennies durant au ban du développement économique et social. Le tableau qui suit illustre clairement les disparités régionales en matière de pauvreté : Sources : données de l'Ebcnvm (2005)-INS Pour la réconciliation des statistiques publiques avec les usagers Il est de la responsabilité historique du gouvernement de transition d'éclairer les chemins du développement et les politiques idoines à asseoir pour le prochain gouvernement légitimement élu. A ce titre, les statistiques publiques qui ont été détournées de leur mission originelle, contre le gré des techniciens de l'INS, gagneraient à être revues à l'aune des nouvelles exigences de la démocratie naissante. Devoir de transparence et obligation d'informer devront être hissés en priorités absolues de la politique statistique en Tunisie. *Economiste 1) Le coefficient de Gini est une mesure du degré d'inégalité de la distribution des revenus dans une société donnée. Le coefficient varie de 0 à 1, où 0 signifie l'égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l'inégalité totale (une personne a tout le revenu, les autres n'ont rien, cas extrême du maître et de ses esclaves). 2) Rapport téléchargeable sur le site de l'INS : http://www.ins.nat.tn/indexfr.php