Le paysage politique de la Tunisie offre actuellement deux principaux courants. Un courant qui appelle à la création d'une Assemblée nationale constituante, courant qui a gagné en force durant les deux dernières semaines, et un autre courant qui préconise le soutien de l'actuel gouvernement provisoire, afin qu'il puisse mener à bien la phase de transition, et accomplir entre autres une mission principale, qui est celle de préparer des élections présidentielles libres et transparentes. Les avocats de l'une et l'autre de ces tendances ont des arguments valables. On va les examiner dans la suite de cet article et proposer une ligne de conduite qui pourrait assurer les avantages des deux courants. De la création d'une Assemblée constituante Sur le plan du concept, la création d'une Assemblée constituante est très attrayante. En effet, le peuple a fait sa révolution, a réussi à renverser un régime dictatorial et malfaiteur. Il est donc légitime et naturel qu'il crée une Assemblée constituante qui prépare une nouvelle Constitution qui réponde à ses aspirations de liberté, de dignité et de prospérité, surtout que la Constitution actuelle est plombée par un grand nombre de dispositions antidémocratiques et répressives. L'Assemblée constituante tirerait sa légitimité du peuple et de sa révolution et marquerait un point de rupture avec le passé et ses pratiques néfastes pour le peuple et pour le pays. Malheureusement, sur le plan pratique, cette approche est très difficile à réaliser. En effet, comment va-t-on constituer cette assemblée‑? Qui va en faire partie ? Est-ce qu'on est en mesure actuellement, avec une sécurité encore défaillante dans plusieurs régions, d'organiser au niveau du pays des élections fiables et transparentes de dizaines de membres de cette assemblée, au niveau de tous les gouvernorats de la République‑? Avec la situation sécuritaire encore précaire, est-il raisonnable d'espérer que suffisamment de candidats puissent se faire connaître par le peuple, faire leur campagne et se faire élire dans des conditions d'équité et de transparence‑? Et au vu des difficultés d'organiser de telles élections, est-ce qu'elles pourraient aboutir à la constitution d'une assemblée vraiment représentative du peuple‑? Et puis, quel serait le référentiel idéologique et juridique de cette assemblée ? Est-ce que ça serait la «légitimité de la révolution» ? L'élection d'une Assemblée constituante n'étant pas prévue dans la Constitution actuelle, cette élection ne peut être adossée qu'à «la légitimité de la révolution», et au bannissement de l'actuelle Constitution avec le vide juridique que ceci implique. Ce concept de «légitimité de la révolution», aussi beau qu'il soit, reste très vague et non concret, et il peut conduire à l'arbitraire et à des débordements dangereux des uns et des autres, favorisés par le vide juridique ainsi créé. Il y a aussi le risque de plonger plus longuement le pays dans le «provisoire», jusqu'à la sortie de la nouvelle Constitution, que la nouvelle Assemblée constituante devrait préparer, avec tous les risques d'instabilité que ce «provisoire» pourrait engendrer. La préparation d'une nouvelle Constitution peut en effet prendre du temps. Il convient ici de rappeler que l'élaboration de la Constitution de 1959 avait pris plus de deux ans (1956-1959). Du soutien du gouvernement provisoire pour la préparation d'élections présidentielles libres et transparentes L'argument principal de cette thèse est la légalité. En effet, jusqu'ici, le gouvernement provisoire a fonctionné en conformité avec la Constitution actuelle. Cette Constitution est évidemment boiteuse, mais elle a au moins le mérite d'exister, et de pouvoir servir de référentiel. Selon cette Constitution, des élections présidentielles doivent être organisées dans un délai de deux mois à partir de la constatation de la vacance à la présidence de la République. Du fait que le délai de deux mois n'est pas réaliste, des spécialistes du droit constitutionnel estiment qu'on peut étendre ce délai en vertu de l'article 39 de la Constitution. Et un consensus semble se développer pour un délai d'à peu près six mois. Le gouvernement s'est, entre-temps, attelé à cette tâche, et à d'autres tâches non mois difficiles, comme la prise en charge de la montée des revendications sociales et syndicales, la remise du pays au travail, et la nomination de nouveaux responsables. Des cafouillages ont été enregistrés, notamment dans la nomination des ministres et des gouverneurs, mais il semble que cela est finalement réglé. Pour la tâche principale de préparation des élections, le gouvernement provisoire a collé à la Constitution. Il a ainsi obtenu du Parlement actuel, en vertu de l'article 28 de la Constitution, le pouvoir de faire signer par le président provisoire de la République des décrets-lois qui permettent d'accélérer le processus. Un premier décret-loi relatif à l'amnistie générale vient d'être signé. En plus de son impact bénéfique pour la réconciliation nationale, il permettra à des personnalités politiques, jusqu'ici frappées d'interdictions diverses, de se présenter aux élections présidentielles, si elles le veulent. D'autres décrets-lois doivent suivre, concernant le code électoral et d'autres codes afférents, afin de lever d'autres interdits, et permettre des élections libres, transparentes et sans entraves. Le gouvernement provisoire serait bien inspiré d'informer le public des principales étapes qu'il envisage pour aboutir à ces élections, avec des dates même approximatives. En effet, jusqu'ici, ce gouvernement a péché par un déficit énorme de communication, qui a entretenu le flou dans les esprits et qui lui a valu beaucoup de critiques. Réconciliation des deux tendances Les partisans d'une Assemblée constituante font valoir que les élections présidentielles qui seraient en préparation par le gouvernement provisoire pourraient aboutir à une autre dictature. En effet, ces élections s'appuieraient sur une Constitution inadaptée, et ils rappellent que les régimes de Bourguiba et de Ben Ali, tous deux présidentiels, avaient abouti à des dictatures. Et ils préfèrent donc une Assemblée constituante, qui doterait le pays d'une nouvelle Constitution et, pourquoi pas, d'un régime parlementaire si possible. Il convient toutefois de rappeler que même si un nouveau président est élu, ce président sera amené à dissoudre le Parlement actuel, aussitôt qu'il devient président. On peut donc exiger que le président qui sera élu, non seulement dissolve le Parlement actuel, mais appelle à de nouvelles élections législatives, aux fins de préparer une nouvelle Constitution par le nouveau Parlement. De cette façon, l'objectif de la première orientation vers la création d'une Assemblée constituante, qui est de doter le pays d'une nouvelle Constitution, aura été atteint, mais dans le cadre de la légalité, et dans le cadre d'un référentiel juridique existant, puisqu'il aura été accompli en utilisant les mécanismes prévus dans la Constitution actuelle. Cela a l'avantage d'éviter la création d'un vide juridique, avec tous les risques de dérapages et de dérives qui pourraient découler d'un bannissement pur et simple de la Constitution actuelle, et du recours à la «légitimité de la révolution». On pourrait objecter qu'il n'y a pas de garantie que le président élu s'orientera vers cette voie, et qu'il pourrait se contenter de quelques ajustements mineurs de la Constitution actuelle. Mais il appartient au peuple de n'élire au poste de président de la République qu'un candidat dont le programme électoral comporte clairement comme objectif fondamental des élections législatives dès le début de son mandat aux fins d'élaborer une nouvelle Constitution. Les candidats pourraient clarifier aussi leur préférence entre le régime présidentiel et le régime parlementaire. On pourrait objecter aussi que du fait qu'on va organiser des élections présidentielles, il serait mieux de les remplacer par l'élection d'une Assemblée constituante. Mais eu égard à la sécurité précaire et la désorganisation relative dans le pays, il est beaucoup plus facile d'organiser l'élection d'une seule personne comme président que des dizaines de personnes comme membres de l'assemblée. En plus, l'élection présidentielle s'appuie sur un référentiel juridique qui est la Constitution actuelle, alors que l'élection d'une Assemblée constituante n'aurait ni référentiel ni base juridique solide. En conclusion, la voie la moins risquée pour le pays semble être de soutenir le gouvernement actuel dans sa mission de préparation d'une élection présidentielle. Mais le peuple doit choisir comme président un candidat qui s'engagera clairement dans son programme électoral à faire élire, dès le début de son mandat, un nouveau Parlement, aux fins de doter le pays d'une nouvelle Constitution. Cela permettra d'atteindre les objectifs de ceux qui demandent la création d'une Assemblée constituante, tout en évitant au pays le risque de vide juridique craint par ceux qui préfèrent s'en tenir aux dispositions de la Constitution actuelle, qui prévoient l'élection d'un nouveau président. A.D.