Le peuple tunisien, sa jeunesse, sa Révolution, viennent de remporter une double victoire à travers les déclarations, globalement positives, du chef de l'Etat. Mais la généralité rassurante des discours politiques peut ne pas suffire à répondre aux exigences de clarté et de précision qui tendent à prévenir de possibles problèmes futurs. Et c'est dans un esprit de clarification constructive que sont écrites les lignes qui suivent. La victoire de la Constituante La première victoire est claire : c'est la convocation d'une Assemblée nationale constituante pour doter le pays d'une vraie Constitution. Le peuple tunisien, les citoyens, vont ainsi récupérer et exercer pleinement le pouvoir constituant dont ils ont été spoliés depuis des décennies. Cette victoire n'aurait pas été possible sans la mobilisation déterminée et les sacrifices consentis par les forces vives du pays qui ont finalement obligé à ne plus penser «réviser» — encore ! — un texte mort et à se résigner à une Constituante. Au bonheur et à la fierté collectifs qui résultent de cette victoire s'ajoutent des motifs personnels de satisfaction puisque je n'ai cessé, depuis une trentaine d'années, de multiplier les prises de position et les textes demandant une Constituante et une Constitution. Mais de quel droit M. Mebezaâ convoque-t-il une Constituante ? Certainement pas en qualité de président intérimaire et en vertu de l'article 57. Ce droit, il faut le chercher ailleurs que dans la fausse Constitution de Ben Ali dont il est la dénonciation même. Sans la Révolution, qui a chassé Ben Ali par une voie extraconstitutionnelle, M. Mebezaâ n'aurait jamais accédé à la tête de l'Etat. En convoquant une Constituante — se rendant ainsi à la vox populi —, M. Mebazaâ est, en réalité, sorti de son statut de successeur intérimaire de l'usurpateur (art. 57). Assurant la continuité minimale de l'Etat — qui est au-dessus de toute Constitution ou non — M. Mebazaâ s'est, d'autre part, érigé en organe d'un nouveau pouvoir, encore de fait et transitoire, issu de la Révolution. Et celle-ci, larguant peu à peu les décombres et les séquelles de l'ancien régime, cherche et tend à s'instituer à travers une organisation transitoire des pouvoirs de fait et à travers une Constituante. En convoquant une Constituante, M. Mebazaâ a donc agi en organe de fait provisoire résultant de la Révolution ou accepté par elle, et en vertu d'un droit nouveau et émergent, en voie d'institutionnalisation. Et si la «légitimité révolutionnaire» ne parvient pas à être canalisée, disciplinée, réglée, et à se transformer en légitimité constitutionnelle nouvelle, elle s'effritera, s'effondrera, disparaîtra. Quel est le sort de la Constitution de 1959 ? La seconde victoire n'est pas, elle, dénuée d'ambiguïté, malgré les clarifications bienvenues de M. Caïd Essebsi. Il s'agit du sort de la Constitution de 1959, si, oui ou non, elle existe encore, question fondamentale qui ne saurait être — sans confusion, désordre constitutionnel et danger — escamotée derrière la convocation d'une Constituante. Car une Constitution ne peut exister encore «dans une certaine mesure» ni être «suspendue». Elle est encore ou elle n'est plus. Il est vrai qu'elle ressemble à ce fameux canard auquel on a coupé la tête ou à un cadavre, un légume, qu'on s'est acharné à maintenir en survie artificielle, à coups de «révisions», notamment, pour conserver une façade de légitimité et de légalité. Du 14 janvier au 3 mars, un mois et demi ont été perdus dans la confusion constitutionnelle nourrie dès le départ par le recours aux (prétendus) articles 56 puis 57 avec cette mascarade constitutionnelle de trois présidents en 24 heures et de prestations de serment. Le président Mebazaâ a, hélas, encore invoqué l'article 57 au moment même où, fort justement, il s'affranchissait de sa date-butoir (le 16 mars) et donc le violait ouvertement. Et serait-ce parce que cet article l'interdit à l'intérimaire que la Chambre des députés n'a pas été dissoute ? Fort heureusement, M. Caïd Essebsi a expliqué que les deux Chambres n'existaient plus comme d'autres organes issus de l'ancienne Constitution. Il est aussi clair que c'est à tort qu'on avait recouru à l'article 28 et à l'habilitation du président à prendre des décrets-lois par des Chambres déjà sans légitimité et aujourd'hui en voie de dispersion. Ne pouvant, au surplus, être jamais ratifiés, ces décrets-lois resteront à jamais de simples décrets. Il faut donc le dire et le redire clairement aux Tunisiens et à leurs juristes, sans tergiversations ni faux-semblants : la Constitution de 1959 n'existe plus en droit. La Révolution l'a démasquée et balayée comme ayant appartenu à la catégorie des «pseudo-Constitutions» et «Constitutions-alibi» qui ne fondent aucune légitimité (les mots sont du constitutionnaliste Georges Burdeau). Last but not least : on attend toujours que Ben Ali soit poursuivi pour haute trahison de plusieurs chefs d accusation, ainsi que j'y ai appelé (voir La Presse du 25 janvier).