Par Jamel Telili * J'avais fait sa connaissance en 1977, lorsque, le bac en poche, j'ai été orienté vers l'Ecole d'aviation civile de Borj El Amri. Il était élève pilote en 3e année. Il était grand, beau garçon, très communicatif et sociable, d'une grande gentillesse, et avec une politesse et une discipline exemplaires. Tout le monde à l'école l'aimait. Ces qualités l'ont accompagné durant toutes ces années, au cours desquelles une grande amitié nous a liés. Il exerçait sur son entourage un grand rayonnement, tout simple; le rayonnement du bon citoyen, bon père de famille, qui entretient d'excellentes relations sociales avec les voisins et les collègues. J'en suis un témoin direct, car nous avons habité le même quartier modeste où il louait une petite maison, alors qu'il venait de se marier. Nous avons été ensuite copilotes à Tunisair pendant une dizaine d'années, et il avait toujours le même comportement marqué par l'altruisme et l'amour de son prochain, les attitudes du bon citoyen digne de la révolution tunisienne bien avant qu'elle n'ait eu lieu. Il militait silencieusement au quotidien pour que germe cette «intifadha» pacifique, et pour que notre peuple et notre nation aient la dignité et la position qu'ils méritent dans ce monde. Il était farouchement opposé à toute dictature, et il militait contre les différentes formes de répression utilisées par le régime: il avait réuni des milliers de signatures sur un texte dénonçant la torture exercée contre les opposants au régime policier de Ben Ali. Il aidait discrètement les familles des détenus politiques –‑entre autres‑– et rassemblait des témoignages sur des agissements contraires aux droits de l'homme ainsi que sur des crimes commis par les tortionnaires de l'ancien régime. Toujours égal à lui-même, toujours avec le même optimisme, il continuait à mener son combat, jusqu'au jour où –‑à peine deux ans après son passage au grade de commandant de bord‑– la police politique du régime de Ben Ali (pire que la Gestapo) est venue, tard la nuit, l'arrêter chez lui, en pyjama, et l'emmener en voyage vers l'enfer... C'était le 29 juillet 1993. Pendant les premiers jours de son arrestation, nous pensions qu'il s'agissait d'une enquête de routine et qu'il allait être relâché ; et, bien sûr, ni sa femme ni ses proches ne savaient où il était. J'ai rencontré une seule fois son frère, professeur de physique, à Paris, pour coordonner une action auprès des associations de défense des droits de l'Homme, afin d'obtenir sa libération, mais j'étais vite obligé de couper tout lien avec sa famille, car j'étais mis sous surveillance, et un flic civil s'était mis à me suivre partout. M. Msedi allait être condamné à 27 ans fermes, suivis de 5 ans de résidence surveillée, au cours d'un procès expéditif où l'on a fait de lui le pire des terroristes, lui qui était incapable de faire le moindre mal à une mouche. Durant ses 14 années d'incarcération pour des raisons que personne ne connaît à ce jour, et même après sa libération, la peur et la terreur que semait le régime de Ben Ali étaient telles que lorsqu'on évoquait le nom de M. Msedi pour demander de ses nouvelles, les collègues regardaient autour d'eux, de peur d'être épiés. Ils chuchotaient tout bas des mots brefs et incompréhensibles, de peur d'être entendus. Ils changeaient rapidement de sujet. Après le 14 janvier, j'ai appelé, ainsi que de nombreux autres pilotes, notre ami et collègue le commandant Mohamed Msedi. Et en utilisant nos propres portables cette fois –‑et non le taxiphone‑–, sans peur d'être repérés. C'était pour le féliciter, pour lui dire que c'est fini et que nous sommes enfin libres... Mais c'est maintenant que commence la vraie bataille, celle d'être à la hauteur de cette révolution, à la hauteur de la liberté et de la démocratie acquises, pour que ça ne soit pas une simple parenthèse de notre histoire, pour que ces valeurs soient acquises et préservées à jamais dans notre pays, en nous comportant en bons citoyens responsables, qui dénoncent toute injustice d'une manière civilisée, comme le faisait notre collègue le commandant Msedi sous le régime du tyran. Il reste pour cela un long chemin à parcourir et des obstacles à enlever, en commençant par le démantèlement de la machine qui opprimait le peuple : la police politique, les indicateurs, les milices du parti et du ministère de l'Intérieur, les agents qui torturaient et semaient la panique et la terreur… Mais le faire dans le cadre de la loi et de la justice, sans vengeance aveugle. J'ai honte de ne pas avoir dénoncé à haute voix la tyrannie du régime de Ben Ali, je me sens coupable d'avoir été lâche et peureux. Merci M. Msedi, pour ton courage et ton amitié. Aujourd'hui, justice te sera rendue. Merci au peuple tunisien, qui s'est battu. Plus jamais dans notre pays libre, nos voix ne se tairont face à l'injustice ou aux abus. Ceux que vont tenter de commettre ceux que nous choisirons pour gouverner, quels que soient leur bord et leur tendance politique. * Commandant de bord à Nouvelair