Deux mois après la révolution, où en sommes-nous? Le visage du pays est complètement transformé avec l'accélération de l'opération «débénalisation» qui a touché pratiquement tous les symboles de l'ancien régime. Tour à tour la Constitution, le tentaculaire parti-Etat, la redoutable police politique ont été dissous. Les «hommes du président» ont été incarcérés et le clan qui pillait et rançonnait les biens du pays mis en débandade ou sous les verrous. Mêmes les signes qui rappelaient le président déchu comme son chiffre fétiche et sa couleur préférée ont été bannis de tous les espaces et de tous les lieux et les artères sept novembristes rebaptisées. C'étaient des gages donnés au peuple comme preuves de bonne volonté des nouveaux gouvernants. Au cours de cette courte période, deux gouvernements ont été consommés et le troisième semble tenir le coup. Un vent de liberté, comme il n'y en a jamais eu, souffle sur le pays. Parallèlement à cette opération, une feuille de route a été tracée devant conduire à l'élection de la deuxième Constituante de la Tunisie indépendante après celle du 25 mars 1956. Le paysage politique s'est complètement transformé avec l'apparition d'une myriade de formations politiques dont certaines sans aucun programme, d'autres en attente de légalisation. Les médias, débarrassés de toute forme de coercition, se sont totalement libérés et la justice, n'étant plus aux ordres du pouvoir, a acquis une indépendance qu'elle n'a jamais connue. Toutefois, cette période a été également marquée par des évènements parfois tragiques qui ont semé le doute dans les esprits faisant craindre que la «bête n'est pas morte» et que le plus dur reste à faire. Car la question qui hante les Tunisiens est «sommes-nous capables de mener cette révolution à bon port?» Ils se sont, enfin, libérés mais rien n'est encore joué. Le processus, faut-il l'avouer, est long et non sans embûches. Les attentes sont grandes et on doit mesurer l'ampleur des tâches à venir. La peur de l'anarchie se mélange avec l'espoir d'une transition dans le calme et la sérénité. Le «dégage» le dispute à «je m'engage» et les manifestations et les troubles, parfois meurtriers, ne rassurent pas. Ces obstacles risquent d'hypothéquer la transition en cours et personne ne se hasarde à prévoir le visage de cette nouvelle Tunisie, pourtant débarrassée d'une autocratie des plus dures et de l'imposture d'un régime prévaricateur enraciné dans une fausseté institutionnalisée et dans un mensonge caractérisé. Certes, aucune révolution n'échappe à ce genre de soubresauts et de dérapages, mais la caractéristique essentielle de la révolution «des jasmins» c'est qu'elle a été réalisée sans armes. Des martyrs sont tombés, mains nues, en entonnant l'hymne national. Et c'est ce qui fait notre fierté et notre exception. Actuellement, deux tendances semblent se distinguer au sein de la classe politique, syndicale et de la société civile, les éradicateurs et les détenteurs de la culture du compromis. Les premiers sont partisans de la table rase par l'élimination de la vie politique, voire publique, de tous les cadres de l'ancien parti-Etat, craignant la récupération de la révolution et le retour aux anciennes pratiques. Les seconds prêchent pour une solution plus conciliante qui permettrait aux anciens cadres du régime défunt, qui ne se sont pas impliqués dans les affaires, de se fondre dans le processus en cours. Les exemples ne manquent pas qui plaident en faveur de leur thèse, comme l'Irak où toutes les structures de l'Etat ont été purgées des éléments du parti Baâth sombrant, précipitant ainsi le pays dans le chaos, et les révolutions post-communistes qui ont réussi à «recycler» les cadres des anciennes dictatures en les intégrant dans les instances de l'Etat et de l' administration. L'autre exemple, non moins édifiant, est celui initié par Nelson Mandela qui avait mis fin à l'apartheid en associant les Blancs au nouveau régime au nom de l'impératif de la concorde nationale et de la continuité de la gestion des affaires du pays. Faut-il rappeler que les divisions sont les principales ennemies d'une révolution, chose que les forces démocratiques doivent avoir à l'esprit pour que mille fleurs de jasmin fleurissent dans cette nouvelle Tunisie.