Par Mohamed Haddar* Les organisations internationales ont longtemps présenté le modèle économique tunisien comme un exemple de réussite en raison, notamment, d'un taux de croissance annuel moyen de 5 % durant les deux dernières décennies. En dépit de cela, le pays a besoin d'une transition économique. De quelle transition s'agit-il ? La nécessité d'une transition économique Quatre raisons justifient la nécessité de la transition économique : la croissance est relativement faible par rapport à d'autres pays; l'économie demeure fragile; le chômage, particulièrement des jeunes diplômés, est inquiétant et les déséquilibres régionaux sont préoccupants. La Tunisie aurait pu réaliser des taux de croissance plus élevés, créer davantage d'emplois (1) et permettre une meilleure répartition sociale de la richesse. L'argument est qu'une économie, caractérisée par la corruption, ne peut fonctionner à sa pleine capacité. Plus de corruption, c'est moins d'investissement et par conséquent, c'est moins de croissance et moins d'emplois. Le développement actuel de la Tunisie est fragile car il repose sur trois secteurs à faible valeur ajoutée et très exposés à la concurrence internationale (le textile, le tourisme et les industries mécaniques et électriques). Les exportations tunisiennes sont confrontées à une très forte concurrence, notamment des pays asiatiques où le coût salarial de la main-d'œuvre, en Tunisie, est largement supérieur à celui de la main- d'œuvre de ces pays. Le secteur du tourisme perd de sa dynamique en raison de la forte concurrence exercée par les pays méditerranéens. Même dans le segment des destinations balnéaires populaires, la performance de la Tunisie a été inférieure à celle de pays tels que la Turquie et l'Egypte. La situation financière de plusieurs hôtels semble précaire. Le système financier tunisien est dominé par un secteur bancaire caractérisé par une faible concurrence et une absence d'innovation et une incertitude sur le recouvrement des créances. Mais le plus grand défi demeure le chômage, particulièrement celui des jeunes diplômés. En 2010, le nombre de chômeurs en Tunisie est de l'ordre d'un demi-million de personnes dont 157 mille ont un niveau supérieur et 139 mille sont diplômés. Aucune catégorie n'est épargnée. Les diplômés des filières courtes, supposées posséder une plus forte employabilité, sont en fait les plus exposés au chômage. Ils représentent 42% de l'ensemble des diplômés. Les maîtrisards des filières scientifiques constituent 20% de l'ensemble, alors que les maîtrisards des filières du tertiaire (économie, gestion et droit) et ceux des sciences humaines représentent respectivement 16% et 15%. La proportion des médecins, pharmaciens et ingénieurs s'élève à 7%. Par ailleurs, les déséquilibres régionaux sont préoccupants. Alors que le taux de pauvreté au niveau national serait de 3,8%, ce sont les régions du Centre- Ouest et du Sud- Ouest de la Tunisie qui présentent la proportion de pauvreté la plus élevée avec un taux, respectivement, de 12,8% et de 5,5%. En matière d'emploi, les régions les plus touchées par le chômage sont celles du Sud et du Centre et du Nord-Ouest, avec des taux de 28 ; 24 et 21% pour les gouvernorats de Gafsa, de Tataouine et de Kasserine. Les différences, d'une région à l'autre, concernent également le chômage des diplômés. Alors que la moyenne nationale du taux de chômage des diplômés universitaires est estimée à 23,3%, ce taux est préoccupant pour les régions de Béja (31.3%), Gabès (39.4%), Gafsa (47.4%), Jendouba (40.1%), Kairouan (37.9%), Kasserine (38.9%), Médenine (32.6%), Tataouine (39.1%), Tozeur (42.8%) et Sidi Bouzid (41%). Quelle transition économique en Tunisie démocratique ? Face à ces défis, quelle transition économique est possible et souhaitable ? L'objectif, à terme, est de passer d'une économie de corruption et de sous-traitance banalisée à une économie développée, de création et d'innovation. Deux séries d'actions sont à envisager : des actions urgentes et des réformes structurelles à moyen terme. La transition à court terme par le gouvernement transitoire En Tunisie, comme dans la très grande majorité des cas, le chômage, la pauvreté, la marginalisation et l'exclusion ont été un facteur nodal de la chute du régime dictatorial. La priorité, dans ce cadre, est de restaurer l'économie, rétablir la confiance, redonner l'espoir et répondre aux attentes sociales. Comment atteindre ces objectifs ? Avant de répondre, plusieurs observations peuvent être avancées: Pour l'année 2011, les perspectives de la croissance sont plutôt négatives. Loin d'un taux de croissance de 5,4% prévu par le budget économique, l'agence de notation Fitch estime une croissance économique entre 1 à 2 % en raison des perturbations survenues et de ses effets négatifs sur un certain nombre d'activités. Pire, l'agence Moody's prévoit une croissance légèrement négative. Cette perspective de croissance défavorable n'est pas sans effet négatif sur l'emploi. Avec un taux de croissance de 1%, l'économie créerait au mieux 20 mille emplois alors qu'en moyenne annuelle, l'économie tunisienne a créé près de 70 mille sur les cinq dernières années pour une demande additionnelle estimée à 82 mille en moyenne par an. Le chômage connaîtrait une aggravation importante accompagnée d'une régression dans la répartition des revenus. Le recul de l'activité économique prévisible en 2011, de nature à contracter les recettes fiscales, combiné au dérapage éventuel des dépenses publiques en raison de l'extension des revendications sociales creusera le déficit budgétaire au cours de l'année 2011. Les estimations indiquent que ce déficit passera de moins de 3% du PIB en 2010 à plus de 6% en 2011 et 2012 (2). Sur la base de ces estimations relatives à la production et au déficit budgétaire, Fitch a dégradé la note souveraine de la Tunisie. Cette décision accroît le coût de la dette publique et réduit la capacité de lever des fonds sur les marchés internationaux. Dans la mesure où la sécurité s'améliore nettement, il est grand temps que le gouvernement de transition, qui a une mission limitée dans le temps, à savoir préparer les élections et gérer ses urgences sans compromettre l'avenir, présente une feuille de route économique claire, basée sur deux séries d'actions : Faire face à certaines urgences en ciblant les familles pauvres en difficulté situées dans les zones défavorisées et qui sont confrontées aux problèmes du chômage et de la marginalisation. A titre d'exemple et en se référant à la loi de finances 2011, qui de toute évidence doit être révisée, le gouvernement peut lancer très rapidement un grand chantier pour construire 56 mille logements pour 340 mille personnes qui ne disposent pas de logement décent dans ces régions déshéritées. Pour cela, il suffit d'utiliser les montants des dépenses de gestion et de développement imprévues par la loi de finances 2011 (3). En ajoutant les dépenses prévues des deux chambres et de la présidence, il est possible de construire 62 mille logements pour 372 mille personnes. La "dignité" commence par un logement avec de l'eau courante et de l'électricité et un revenu contre du travail. Pour un coût qui peut être estimé entre 994 et 1.110 millions de dinars (4), le projet génère des revenus à différents métiers. Sa mise en œuvre est rapide. Ne dit-on pas que quand le bâtiment va tout va. La question qui se pose et qui n'est pas facile à résoudre est comment cibler ces groupes sociaux. Accroître les salaires, c'est creuser le déficit public Comme l'incertitude est inhérente à toute transition démocratique, il est impératif de la rendre acceptable en créant une confiance réciproque entre la classe politique et les citoyens. Pour cela le gouvernement doit donner un discours clair, crédible et transparent et des décisions concrètes et visibles. La vérité doit commander de dire ce qu'il peut faire et ce qu'il ne peut pas faire sans céder à la facilité de mesures qui créent de faux espoirs. Par exemple, il n'a pas les moyens de résoudre le chômage. Ce sont les entreprises et le secteur public qui créent de l'emploi. Or actuellement, certaines entreprises ont fermé et les investisseurs n'investissent pas. Une décision de créer des emplois publics et/ou d'accroître les salaires sous la pression de l'urgence équivaut à creuser le déficit public et déséquilibrer davantage le marché du travail. En écartant l'hypothèse de la planche à billets, génératrice d'inflation, son financement par l'endettement implique des conséquences sur les décisions du prochain gouvernement et sur l'avenir des générations futures. Une solution viable, dans ce contexte, est de demander à nos créanciers publics, non pas d'annuler la dette publique, mais de consacrer le service de cette dette (5) au financement des projets régionaux. Le gouvernement a les arguments pour défendre cette proposition et cela permettra de redonner l'espoir à la population de ces régions par une transformation radicale des conditions économiques et sociales du pays. La période transitoire demande une discipline et le sacrifice de tous les citoyens. Ces valeurs sont des facteurs déterminants de la création de la richesse et d'une meilleure répartition dans un contexte de concurrence exacerbée. Elles le sont davantage dans un contexte de Révolution qui porte beaucoup d'espoirs et d'enthousiasme avec un processus de transition qui s'annonce semé d'embûches et dont la direction n'est pas définie a priori. Le peuple tunisien est un grand peuple, digne, responsable et prêt au sacrifice. Il l'a montré lors de la Révolution. Il l'a montré par son élan de solidarité aux frontières tuniso - libyennes. N'oublions jamais que des Tunisiens ont sacrifié leur vie pour qu'on vive ces moments historiques. Il peut le montrer encore à la condition que le gouvernement "transitoire" soit transparent dans la gestion des affaires et que son discours soit cohérent et crédible et que ses engagements contre la corruption soient palpables par les citoyens. __________________________ (1) Certains estiment que la Tunisie aurait perdu entre 1 et 2 points de croissance par an. Il est difficile de vérifier ces données. Un point de croissance équivaut à 16 mille postes d'emploi. (2) IACE, Des perspectives de croissance plutôt négatives… mais qui pourraient devenir inquiétantes, (9 mars 2011), mais il est difficile de confirmer ces estimations. (3) Le prix d'un logement social actuellement est de 18 mille dinars. En comprimant les coûts, il est possible de construire plus. (4) Montants prévus par la loi de finances 2011. (5) En 2011, le service de la dette est évalué à 3.640 MD dont 980 MD d'intérêts et 2.660 MD d'amortissement.