Par Hmida BEN ROMDHANE Le paradoxe est saisissant entre un pays dont l'économie est à genoux, accueillant silencieusement et généreusement des centaines de milliers de réfugiés en provenance de Libye, et d'autres, développés, opulents, mais qui perdent le sommeil parce que quelques milliers d'immigrés illégaux ont débarqué à Lampedusa. L'inquiétude qui empêche l'Italie et la France officielles de dormir n'a pas de fondement réel. En 2008, le nombre d'immigrés illégaux ayant débarqué à Lampedusa s'élevait à 37000 personnes. En 2010, ils n'étaient plus que 3000 et le centre d'accueil installé dans l'île italienne a dû fermer ses portes faute d'immigrés en surnombre à accueillir. Il est vrai que les Européens ont signé un accord avec Kadhafi par lequel celui-ci s'engageait à empêcher les flux migratoires de l'Afrique subsaharienne vers l'Europe. Mais accord avec Kadhafi ou pas, l'Europe n'aurait jamais eu à subir un flux migratoire massif. En 2006, le dirigeant libyen, dans l'un de ses nombreux accès de colère, n'avait-il pas menacé les Européens d'ouvrir la porte à «deux millions de migrants» ? L'invasion n'a jamais eu lieu. Faute d'invasion massive, les courants xénophobes d'Europe ont dû se contenter du peu qu'il y a pour agiter leurs traditionnels épouvantails. A ce niveau, la visite de la cheffe du Front National, Marine Le Pen, fille de son père, le 14 mars dernier à Lampedusa, «en soutien» aux habitants de l'île, est un chef d'œuvre de démagogie politicienne. Une visite qui a tourné au ridicule puisque ceux que Madame Le Pen était venue soutenir l'avaient accueillie avec des manifestations hostiles et des pancartes insultantes, ce qui est à l'honneur des Lampedusiens. Ils ont exprimé leur refus du racisme et de la xénophobie, en dépit de la gêne parfaitement compréhensible des 5000 habitants d'une île de 20 km2. Il faut convenir que 20.000 immigrés à Lampedusa sont un nombre énorme, en comparaison de celui des habitants. Mais un nombre tout à fait insignifiant par rapport à un pays de 60 millions, qui a eu la chance de se développer et de devenir riche. Il y a quelque chose d'indécent, d'inhumain même dans le tapage médiatique et l'agitation des politiciens italiens qui ont fait du débarquement sur leurs côtes de quelques milliers de personnes en détresse une affaire d'Etat de la plus haute gravité pour la sécurité économique et politique de l'Italie. C'est d'autant plus indécent que, à un certain moment de l'histoire, les Italiens avaient eux-mêmes quitté leur pays, non pas par milliers mais par millions, à la recherche de meilleures conditions de vie. Et ils ont été bien accueillis en Amérique, en France, en Suisse, en Allemagne et même en Tunisie. En effet, du début du siècle dernier jusqu'aux années 1960, des centaines de milliers d'Italiens s'étaient installés en Tunisie où ils avaient travaillé comme enseignants, artisans, maçons, ouvriers et même gardiens d'immeubles. Il est vrai qu'aujourd'hui il y a plusieurs dizaines de milliers d'immigrés tunisiens, légaux et illégaux, en Italie. Cela s'appelle en termes imagés «renvoi d'ascenseur». Si l'humanité a survécu, c'est parce qu'elle a su inventer cette chose qu'on appelle entraide. On s'aide entre amis, entre voisins, aujourd'hui tu me grattes le dos, demain je te gratte le tien, comme disent les Américains. C'est là le pilier fondamental des relations internationales. Mais les Italiens ne doivent pas perdre de vue un autre fait important. Non seulement des millions d'entre eux avaient trouvé des terres d'accueil loin de chez eux, mais l'Italie, pour devenir la puissance industrielle qu'elle est aujourd'hui, avait bénéficié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale des financements massifs du Plan Marshall grâce auquel l'Europe entière avait pu renaître de ses cendres. L'économie tunisienne, même si elle n'a pas entamé les cataclysmes subis par les économies européennes en 1939-45, a besoin aujourd'hui de financements massifs, d'une sorte de mini-Plan Marshall pour se relever. Et bien qu'un tel plan soit dans l'intérêt bien compris des Européens, il est improbable qu'il voie le jour, la générosité étant la chose la moins partagée par les temps qui courent. Peut-être le miracle aura-t-il lieu et l'économie tunisienne aura-t-elle les financements massifs dont elle a un impérieux besoin. Mais en attendant, il est important que l'Italie et la France officielles retrouvent le sommeil. Il est important qu'elles comprennent que quelques milliers d'immigrés en détresse débarquant à Lampedusa ne constituent aucun danger pour leurs richesses. Leur peur aujourd'hui des flux migratoires massifs en provenance du Maghreb après les révolutions de Tunisie et d'Egypte est tout aussi infondée que leur peur hier des flux migratoires massifs en provenance de l'Europe de l'Est après l'effondrement du mur de Berlin. Peut-être le miracle aura-t-il lieu et l'économie tunisienne aura-t-elle les financements massifs dont elle a un impérieux besoin. Auquel cas, il y aurait des flux migratoires, réellement massifs cette fois, mais en sens inverse, du nord vers le sud. Des centaines de milliers de Tunisiens en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs rêvent du jour où leur économie sera en mesure de les accueillir et de les intégrer dans ses circuits.