Vendredi 3 mai 1996, à 15h00, au cimetière arabe à Haïfa, face à la mer, comme il l'a souhaité dans son testament, a été enterré l'éminent écrivain palestinien, Emile Habibi. A son enterrement avaient assisté, à côté de sa famille et de ses proches, des représentants des communautés, chrétienne, musulmane et juive, ainsi que des grandes personnalités politiques palestiniennes. Des milliers d'ouvriers et de paysans étaient là aussi. Le grand poète palestinien Mahmoud Darwich, à qui les autorités israéliennes avaient accordé un visa d'entrée à son pays natal après 26 ans d'exil, avait fait ses adieux au prestigieux défunt en ces termes : «Combien tu as souffert pour écrire quand l'écriture était presque impossible. Mais quand tu l'as fait, tu as été toujours toi-même, et comme tu désires être. Tu étais solitaire dans la grande masse. Et tu étais la grande masse dans ta solitude. Malgré toutes les tragédies qui t'ont frappé et frappé ton peuple, tu es demeuré constamment lucide et clairvoyant, là sur cette terre vieille et petite où le dialogue se déroule entre le réel et l'irréel, entre le temporel et le spirituel, entre le relatif et l'absolu, entre l'éphémère et l'éternel, entre le vrai et le faux, entre la guerre et la paix. C'est là le commencement, et c'est là la fin !». Traversant la deuxième moitié de ce siècle dans une des positions les plus inconfortables, à cheval entre deux mondes divisés par les guerres et les haines, à la fois écrivain palestinien et citoyen israélien, Emile Habibi avait inventé un mot qui s'appliquait merveilleusement à sa personnalité et à son destin : «Al-Moutachaël» (peptimiste), c'est-à-dire à la fois optimiste et pessimiste ! Précocité Emile Habibi est né en 1922 à Haïfa dans une famille chrétienne protestante. Son père était instituteur. Enfant, il adorait les histoires, surtout celles de son oncle, médecin de campagne sillonnant la Palestine de long en large pour soigner les bédouins et les paysans. C'était à l'école,que le jeune Emile avait montré ses talents précoces. Il impressionnait les instituteurs par son éloquence. Sa foi chrétienne ne l'avait pas empêché d'apprendre le Coran par cœur : «A l'école, nous étions divisés. Les musulmans ensemble et les chrétiens ensemble. Le maître de langue arabe m'a conseillé d'assister à ses séances réservées au Coran : “Tu ne connaîtras jamais les secrets de la langue arabe si tu n'apprends pas le Coran”, m'avait-il dit. J'ai suivi son conseil. Maintenant, je constate qu'il avait raison !» Impressionné par un livre sur Tolstoï qu'il avait déniché dans une librairie à Haïfa, le jeune Emile, âgé alors de dix ans, avait entamé un journal intime : «Chaque jour j'écrivais mes impressions, décrivais les évènements qui se passaient à la maison, à l'école ou dans la ville. Un jour, l'un de mes frères avait lu en mon absence certains passages de mon journal où je décrivais un rêve érotique que j'ai eu. Le soir, il m'a fait allusion à cela devant mes parents et mes autres frères et sœurs. Le lendemain, j'ai déchiré mon cahier de journal». En 1936, les étudiants palestiniens avaient décrété une longue grève qui avait duré toute une année pour protester contre la politique des autorités britanniques. Les manifestations étaient presque quotidiennes. Le jeune Emile y participait avec enthousiasme. Le soir, il se réfugiait dans sa chambre pour dévorer des livres qui lui seront d'un soutien considérable, une fois devenu écrivain : «J'avais un ami dont le père tenait une librairie très riche en ouvrages arabes et étrangers. Il a accepté de me prêter des livres qui ont meublé tout mon temps libre au cours de cette longue pause due à la grève. J'ai dévoré des œuvres de Victor Hugo, d'Anatole France, de Tolstoï, de Shakespeare et d'autres. Et puisque je ne faisais que cela, et jusqu'à une heure tardive, ma mère a cru que j'étais devenu fou. Quand elle m'a surpris un jour en train de jouer aux cartes, avec mes frères, elle s'exclama toute contente : «Oh! il paraît que mon très cher fils a retrouvé enfin sa raison!». La guerre… la mort En cette période de l'adolescence, Emile Habibi s'était passionné pour la politique. Trois ou quatre fois par semaine, son frère, qui travaillait dans une société pétrolière, organisait à la maison des réunions politiques secrètes réunissant des membres du parti communiste palestinien. Le jeune Emile aimait s'installer au seuil de la porte et, jusqu'à l'aube, il restait là à écouter les discussions. A l'âge de 18 ans, influencé par certains ouvrages marxistes, et cherchant à se débarrasser de l'idée de la mort qui le tourmentait, comme il le reconnaîtra plus tard, il devint membre du parti communiste palestinien. Ses études secondaires achevées, Emile Habibi avait été admis dans la même société où travaillait son frère communiste. En même temps, il avait décidé de poursuivre ses études par correspondance dans une université de pétrochimie à Londres. En 1941, alors que la Seconde Guerre ravageait le monde, la radio arabe de Jérusalem avait organisé un concours pour des speakers. Emile Habibi y était admis en tête de liste. Il avait énormément profité de son nouveau travail, surtout dans le domaine de la langue. Responsable des programmes culturels à la radio, il avait lié des relations avec les différents milieux littéraires et artistiques en Palestine et dans le monde arabe en général. En 1943, à l'occasion du 25e anniversaire de «L'armée rouge» russe, le parti communiste palestinien avait organisé une grande manifestation au cours de laquelle Emile Habibi, déjà la stature bien imposante et une voix de ténor, avait prononcé un discours enflammé qui sera largement diffusé à Haïfa, ainsi que dans d'autres villes et villages : «C'était la première fois que je voyais un texte de moi publié. Il faut dire que cela m'a agréablement enchanté, même si cela n'était qu'un discours politique. Deux jours plus tard, le directeur britannique des publications m'a reçu dans son bureau pour m'informer que mon discours était contre la loi, donc interdit d'être distribué. Il ne m'a pas chassé de mon travail, mais les pressions qu'il avait exercées contre moi avaient rendu ma vie infernale. Alors j'ai préféré démissionner…». A la fin de la guerre, Emile Habibi était devenu le rédacteur en chef du journal Al-Ittihad, qui ne tarda pas à devenir le meilleur journal palestinien, distribuant plus de 12.000 exemplaires par jour. Emile Habibi y avait publié ses premières nouvelles inspirées de son enfance et de la vie des gens de Haïfa, sa ville natale. De temps à autre, surtout quand les désaccords s'intensifiaient entre les membres du parti communiste palestinien, Emile Habibi partait à Damas ou à Beyrouth pour consulter les dirigeants communistes en Syrie et au Liban. Mais ses activités politiques ne l'ont pas empêché de consacrer un peu de temps à la littérature : «A Beyrouth, je rendais visite au grand critique libanais Maroun Abboub. De lui, j'ai appris l'art de l'humour. En sa compagnie, je passais de longues heures à rire. Il était modeste, simple et grand maître des subtilités de la langue arabe. C'était lui, ainsi que Jahiz et les écrivains de la satire qui m'ont le plus influencé quand j'ai écrit «le peptimiste» et mes autres œuvres romanesques». (Demain, la deuxième partie)