Par Soufiane BEN FARHAT Une bonne partie de la classe politique tunisienne a suivi avec intérêt les élections législatives turques de dimanche dernier. Les commentateurs et chroniqueurs avaient, eux aussi, le regard rivé sur Ankara. Le scrutin a été révélateur. Qu'on en juge : le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan ressort somme toute renforcé. Pourtant, son parti conservateur, le fameux AKP, n'a recueilli que 49,9% des suffrages. Il obtient 326 des 550 sièges au Parlement. Soit quatre de moins que le nombre exigé pour la convocation d'un référendum sur une nouvelle Constitution. En conséquence, la classe politique turque se retrouve sur le fil du rasoir. L'élaboration tant souhaitée de la nouvelle Constitution impose donc le consensus. C'est-à-dire l'étroite collaboration avec d'autres partis. Ainsi, malgré sa marge de manœuvre réduite, l'AKP s'offre un troisième mandat à la tête du gouvernement turc. Il joue d'emblée la main tendue. Erdogan a déclaré dès dimanche soir : «Le peuple nous a transmis le message d'élaborer une nouvelle Constitution à travers le consensus et la négociation. Nous allons discuter de cette nouvelle Constitution avec les partis d'opposition». L'AKP est catégorique. La nouvelle Constitution sera démocratique et pluraliste. Pourtant, les adversaires du parti l'accusent de vouloir enfanter un système présidentialiste musclé. Dans un pays où l'armée est garante des institutions et de la laïcité, cela ne serait guère innocent. Mais il faut savoir que la Constitution turque date de 1982, à la suite du coup d'Etat militaire de 1980. Il est utile de savoir que l'AKP — Parti pour la justice et le développement — est l'héritier d'une formation islamiste interdite à la fin des années 1990. C'est une formation politique conservatrice sur les questions de société, bien qu'ayant des choix économiques libéraux. Elle se distingue par le fait d'avoir accepté la laïcité de l'Etat turc kémaliste. Son triomphe aux législatives turques a suscité l'intérêt du monde entier. Parce que tout le monde assiste à la naissance, dans diverses parties du globe, à un phénomène nouveau : l'enfantement de la démocratie musulmane, à l'instar de la démocratie chrétienne européenne. Les Etats-Unis d'Amérique s'y intéressent de près. C'est une tendance nouvelle, immédiatement talonnée par maints Etats européens, la France en prime. Somme toute, c'est plausible, se disent les observateurs. L'exemple turc en témoigne. C'en est même le modèle par excellence. Et les dirigeants de l'AKP y mettent toute la diligence possible. Ils se revendiquent de l'Islam tout en séparant le politique du religieux. En même temps, ils ne prétendent guère accaparer l'Islam. Dès lors, ils désamorcent toute velléité d'agiter quelque épouvantail islamiste, voire islamique. Et c'est d'autant plus de mise que la Turquie frappe depuis quelques années aux portes de l'Europe. Celle-ci s'est longtemps considérée comme un club de chrétiens. Et a imposé à l'adhésion turque un véritable parcours du combattant, où toutes les exigences démocratiques sont de mise, plus qu'en Europe occidentale proprement dite. Chez nous aussi, la question de la religion et de la politique est bien débattue. La loi interdit toute formation politique basée sur la religion. Et les échanges sur la laïcité, la sécularisation et la séparation de la religion de la politique et de l'Etat focalisent l'attention. De même, Américains et Français entretiennent depuis peu des contacts permanents avec certains partis tunisiens de mouvance islamiste. D'où cet intérêt manifeste aux législatives turques. D'autant plus que nous nous préparons aux élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre. Des élections qui exigeront apparemment des coalitions de consensus. Et l'élaboration consécutive d'une nouvelle Loi fondamentale. Laquelle déterminera la nature du régime politique et la place de la religion dans nos attributs identitaires et notre édifice institutionnel. Plutôt qu'une répétition générale, l'exemple turc en est bien un que tout le monde gagnerait à bien mûrir.