Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Sur invitation de l'Association tunisienne pour la transparence financière (Attf) et de son dynamique président, le docteur Sami Remadi, le célèbre sociologue et essayiste suisse Jean Ziegler a brillamment animé, samedi 11 juin, une rencontre-débat devant un public nombreux et sous le charme. Le conférencier pédagogue nous a ainsi gratifiés d'une intéressante et instructive conférence sur les subtils et complexes arcanes du système bancaire de son pays dont il est le plus farouche et efficace contempteur. L'auteur de La Suisse lave plus blanc, des Nouveaux maîtres du monde et des Seigneurs du crime : les nouvelles mafias contre la démocratie a particulièrement mis en exergue le rôle capital que jouent les banques de la Confédération helvétique dans le recyclage de l'argent volé par de cyniques dictateurs à leurs peuples honteusement spoliés. Il a détaillé les différents mécanismes et les panoplies variées de mesures mis en œuvre à cet effet, dont les comptes nominatifs classiques, mais aussi les mystérieux comptes numérotés et autres fallacieuses sociétés écrans. Il a ainsi rappelé que la Suisse est un tout petit pays montagneux et enclavé, complètement dépourvu de matières premières et pourtant l'un des Etats les plus riches du monde. Ne cherchez pas longtemps le secret de cette brillante réussite économique‑: M. Jean Ziegler, qui a publié en 1976 déjà un remarquable ouvrage collectif intitulé Une Suisse au-dessus de tout soupçon, a démontré d'une manière parfaitement convaincante que l'économie suisse repose entièrement sur un système financier qui fait des banques suisses des receleuses et complices des pires régimes de la planète. Afin d'illustrer «la dictature des banques», selon son expression, il nous a donné lecture de larges extraits d'un article publié récemment dans La Tribune de Genève où, sans vergogne, certains grands établissements bancaires dénoncent la décision du gouvernement de Berne de geler les avoirs de Zaba et Cie ! Et pour cause, ce genre de mesure, explique l'orateur, risque d'ébranler la si démocratique Confédération helvétique et de mettre en péril la base même de sa richesse ! Jean Ziegler est remonté aux déboires qu'ont connus en leur temps les présidents Marcos des Philippines et Mobutou du Congo, et qui ont amené les banques de Genève et de Lausanne, après avoir traîné les pieds et utilisé en vain tout un arsenal de mesures en leur faveur, à ouvrir le tiroir-caisse et à rendre des miettes aux véritables ayants-droit ! Voilà maintenant que ça recommence avec Moubarak et Ben Ali, demain, probablement, avec Khadafi et Abdallah Salah et tous ceux de leur acabit dont il va falloir dépouiller les nombreux comptes et, hélas, rendre de l'argent peut-être‑! Car, essayez d'imaginer un instant ce que deviendrait la Suisse si tous les potentats du monde et autres mafiosi fortunés et grands malfrats se mettaient à perdre confiance dans le si sûr et pratique système financier qui, jusque-là, fermait les yeux sur l'origine mal famée de leurs faramineux avoirs. Alors les banquiers suisses cherchent à envoyer un message clair aux détenteurs de l'argent mal acquis pour dire qu'ils veillent au grain et qu'ils empêcheront, en toute illégalité, tout gel néfaste et autre décision de restitution malencontreuse et cela en mettant en œuvre, le cas échéant, les subtilités du droit financier suisse impénétrable pour les non-initiés. Car les spécialistes suisses de l'argent illicite savent bien qu'ils ne sont pas les seuls au monde à décréter que «l'argent n'a pas d'odeur» et que des paradis fiscaux aussi peu regardants qu'eux existent sous d'autres latitudes ! D'où donc cette campagne destinée à stopper une hémorragie éventuelle de ces liquidités tant recherchées. Aussi, la Présidente de la Confédération helvétique a-t-elle dû probablement se plier au diktat des vrais maîtres de la Suisse en faisant le déplacement à Tunis pour nous annoncer le gel de 60 millions de francs suisses appartenant à Zaba ! M. Sami Remadi, président de l'Association tunisienne pour la transparence financière, a vigoureusement contesté cette somme et seule sa courtoisie l'a empêché de la considérer comme insignifiante, pour ne pas dire ridicule. Il y a là un flagrant manque de coopération qui devrait faire rougir un pays comme la Suisse qui met la démocratie et les droits de l'Homme par-dessus tout, mais se montre si peu disposé à faire preuve d'équité envers la nouvelle Tunisie qui ne demande que son bien et qui vient de donner une signification et une audience toutes neuves à ces valeurs universeles ! On ne peut ici que louer, par contre, nos frères Libanais et Egyptiens qui ont donné des assurances fermes sur leur intention de nous restituer les sommes que les tenants du régime déchu ont planquées chez eux ! Les plus démocrates ne sont pas donc ceux à qui l'on a tendance à penser en premier ! Nos amis suisses, les banquiers d'entre eux s'entend, devraient méditer cette adaptation par Stendhal d'un adage populaire quand il écrit : «Sans le recéleur il n'y aurait pas de voleurs !» Quant à Montesquieu, il est plus sévère encore puisqu'il rappelle dans L'Esprit des lois (XXIX, x) : «Les jurisconsultes (…) ont regardé le recéleur comme plus odieux que le voleur; car, sans eux, disent-ils, le vol ne pourrait être caché longtemps.» Jean Ziegler, dont l'optimisme est contagieux, nous a rassurés, cependant, que l'impact et les répercussions de la révolution tunisienne sont tels que la Suisse ne pourra pas tenir longtemps une ligne de conduite aussi préjudiciable à l'image de marque et de probité que prétend avoir la patrie de Rousseau. Aussi nous a-t-il vivement recommandé de multiplier les démarches et de poursuivre notre harcèlement jusqu'à faire rendre gorge aux financiers véreux. Les Tunisiens n'oublieront pas de sitôt l'ami Jean Ziegler dont les précieux et judicieux conseils ne manqueront pas de nous aider à construire la Tunisie nouvelle, moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique.