Par Khalifa Chater Est-ce que le régime libyen est “sur le chemin des négociations” ? Certains médias se sont hâtés de l'annoncer, interprétant l'appel à une solution politique des organisations internationales (Nations unies, Ligue des Etats Arabes, Union Africaine), réunies au Caire, le 18 juin 2011. En fait, la réunion exprima la volonté “d'accélérer le lancement d'un processus politique qui réponde aux aspirations légitimes du peuple libyen”. Vu l'éloignement des positions, l'ébauche d'un scénario de transition est pour le moment prématurée. La situation sur le terrain bloque toute stratégie de mouvement des protagonistes, au delà de Brega, verrou stratégique et cité pétrolière à 240 kilomètres à l'ouest de Benghazi. Les faits sont têtus et ils attestent l'enlisement de la situation. Pour sortir de l'impasse, une médiation de pays voisins semble envisagée. Mais les acteurs doivent, au préalable, accepter l'état des faits et inscrire l'accord, dans la nouvelle donne, marquée par l'engagement populaire qui a remis en cause l'ordre établi. Les régimes de Ben Ali et de Moubarak sont tombés comme des fruits mûrs. Défiés par la contestation populaire, ils ont tenu moins d'un mois : déclenchement de la révolution tunisienne le 17 décembre et jour de la colère en Egypte le 25 janvier; départ de Ben Ali le 14 janvier et de Moubarak le 11 février. Objets d'un rejet évident, les régimes du Yémen et de la Libye ont refusé toute initiative de dialogue, en vue d'une sortie de crise. L'establishment international confirma la perte de légitimité de ces régimes, qui s'accommodèrent de leur total isolement diplomatique. Affrontement entre les forces de sécurité et le peuple citoyen, montée des périls, l'escalade mit à l'ordre du jour la guerre civile et la répression totale, sans retenue et sans ménagement. Devant les situations différentielles des pays concernés par le printemps arabe, l'analyste doit revoir ses grilles de lecture, discerner les différences de situations, esquisser un tableau comparatif de la nature des Etats, ou plutôt l'interrelation entre le discours fondateur et son application sur le terrain. L'étude du cas de l'épreuve libyenne nous permettrait de nuancer le diagnostic dominant et peut-être de dégager les clefs de la pesanteur géopolitique qui retardent la réalisation de la solution préconisée. La Libye constitue vraisemblablement l'ultime régime idéologique dans l'aire arabe. La troisième voie que le colonel Kadhafi préconise et qu'il définit dans le livre vert fait valoir une vision tiers-mondiste spécifique. La culture politique de la Jamahiriya exprime une volonté d'homogénéisation de masse, transgressant tous les horizons, au-delà même de la nationalité libyenne. Cela concerne, bien entendu, le discours, atténué lors de son application, par les états de fait. Mais le parcours idéologique, tout en zigzags et rebondissements spectaculaires — qu'il nous suffise de rappeler le passage de l'ère panarabe à l'ère panafricaine et la modération des options radicales et la révision des alliances, après la guerre du Golfe — met à l'ordre du jour plutôt des oscillations que des hésitations. Ses passages à clefs s'inscrivent dans une “théorie de revirement”, confortée par une possession de la vérité qui empêche toute culpabilisation ou remise en cause. De ce point de vue, les chronologies du printemps arabe sont vécues par les autorités contestées comme des “complots”, d'un “monde coupable”, qui leur en veut. Une telle appréciation de la situation n'est pas de nature à favoriser une rapide prise de conscience, en faveur d'une nécessaire solution. Autre fait d'évidence, le leader libyen a nécessairement adapté la mise en application de son discours à l'état de la société, à sa composition tribale et aux rapports de forces. Il a donc composé avec l'infrastructure sociale de son pays, fut-il en avance par son cursus, ses objectifs et ses ambitions. Disposant d'une économie de rente, le pouvoir était à même d'assurer la politique de redistribution opportune, au service d'un clientélisme politique. Il fallut donc asseoir “l'utopie révolutionnaire”, sur des assises populaires et particulièrement sur les structures tribales encore vivaces. Nous préférons ne pas recourir pour son analyse à la théorie de la segmentarité d'Ernet Gellner, étant donné qu'il n'y avait pas au Maghreb, de société sans Etat (stateless society). La segmentarité s'y accommodait, en effet, d'une alliance avec le pouvoir, qui faisait valoir la théorie de assabiya d'Ibn Khaldoun, c'est-à-dire une alliance entre les tribus et les clans qui intégrait des rapports avec le pouvoir. L'Etat serait donc la résultante de ces réseaux d'alliances. Les dynasties qui se succédaient au Maghreb, au cours de l'histoire, puisaient la force nécessaire à leur existence et à leur maintien, dans leur alliance privilégiée avec la tribu qui les a aidées à prendre le pouvoir. Le pouvoir libyen conforta son discours idéologique fondateur, par son alliance différentielle avec le réseau tribal, cette transposition moderne du clientélisme. Cette retraditionnalisation du système, qui assure le soutien du régime libyen, par les tribus qu'il a privilégiées. D'autre part, les divisions tribales réactualisées retardent la reconstruction du consensus, entre les différentes composantes de la société. Vu la situation présente et l'importance des enjeux, la solution exigerait l'élargissement du Conseil de la résistance, par l'adhésion négociée avec les tribus de la région occidentale que faciliterait l'abolition du leadership idéologique contesté. Mais la feuille de route de la restauration libyenne devait inscrire comme priorité la transgression du tribalisme et du régionalisme, par une mobilisation générale, à même de dynamiser la modernisation de l'Etat et l'ouverture des horizons, qu'une dérive idéologique a instituée. La situation du Yémen est spécifique, vu son environnement et son réseau traditionnel des alliances. Mais le tribalisme que le contexte risque de dynamiser, bloque actuellement la sortie de crise ou plutôt la retarde. Fait important à ne pas négliger, la levée de boucliers des populations, en Libye et au Yémen et leur soulèvement quasi général, constituent un important facteur de reconstruction de l'union. Ils font valoir la relation de solidarité et de coopération entre citoyens responsables, égaux en dignité et en droits. Il faut prendre la juste mesure de ce processus de modernisation, mettant fin aux séquelles du système politique clientéliste d'antan.