Par Habib DLALA* Pays homogène par sa structure ethnolinguistique et culturelle, entité géopolitique ayant occupé une position centrale dans les principaux empires qui ont traversé la Méditerranée depuis trois mille ans, la Tunisie peut prétendre aujourd'hui à une identité politico-territoriale spécifique et à une cohésion nationale solidement établie. Dans le courant de l'histoire de cette entité bien affirmée, le tribalisme, constante multiséculaire, servait de moyen de survie et de défense particulièrement utile dans les régions steppiques, arides ou désertiques. Les efforts déployés par le colonisateur pour la réduction de l'emprise territoriale tribale, relayés par des tentatives de détribalisation à l'indépendance, espéraient conduire la société tribale vers une éclipse totale. Notre propos ici n'est pas d'avancer que le tribalisme est passé définitivement dans l'ombre sous l'effet des avancées «modernisantes» ou modernistes réalisées d'abord à des fins colonialistes et ensuite à l'initiative de l'Etat indépendant. Il se ramène à l'idée que l'effet tribal se trouve inéluctablement incliné au relâchement, et ce, malgré la résistance vaillante qu'il a pu opposer au bon moment à l'occupant et le potentiel insurrectionnel qu'il peut mobiliser lorsque la ponction, notamment fiscale, sur les ressources vitales des tribus augmente ou lorsque leur situation sociale se dégrade. Ce relâchement ou cette éclipse tribale résulte d'une politique volontaire de détribalisation. Les tentatives de détribalisation des populations du Centre et du Sud du pays ont débuté dès les premières années du vingtième siècle par la mise en œuvre d'une politique coloniale d'accaparement des terres collectives et des terres habous (public et privé). Mais, face à la résistance farouche et l'insurrection de certaines tribus, le colonisateur fut contraint de reconnaître la propriété des terres aux tribus puis de leur conférer le statut de terres privées. Outre la mise en place d'un dispositif de contrôle des territoires et la reconfiguration de l'organisation administrative, cette stratégie visait la destruction des structures sociales et des chaînes de solidarité tribales traditionnelles ainsi que l'insertion des populations locales dans l'économie capitaliste ; ce qui n'a pas manqué de provoquer la paupérisation des fractions tribales les plus vulnérables et l'intensification de l'exode rural vers les villes, processus déjà à l'œuvre suite à la mécanisation des exploitations coloniales. Dans le bassin de Gafsa, la mise en exploitation minière des phosphates de chaux n'a pas suscité l'intérêt des tribus encore peu enclines à accepter l'étranger et très attachées à leurs activités agropastorales ancestrales. Le recours à un apport migratoire en provenance de régions voisines et des pays du Maghreb était nécessaire pour combler le déficit de main-d'œuvre. L'implication de salariés mineurs issus des fractions de tribus a été relativement tardive et discontinue. Fort employante, la mine a fini par fixer les populations tribales dans les centres miniers aux côtés d'immigrés européens, algériens, libyens et marocains. A Métlaoui, les populations se sont établies dans une juxtaposition de quartiers bien individualisés, regroupant tentes et logements rudimentaires selon l'appartenance tribale ou le pays d'origine. Dans ces quartiers l'individu ne comptait pas tellement pour lui-même. Stimulée de nouveau par l'obsession moderniste de Bourguiba, le processus de détribalisation s'est accéléré à l'indépendance. L'état d'effritement tribal dans lequel se trouvait le pays était antinomique de la consolidation de l'unité nationale au sein de l'Etat-nation naissant. Outre la campagne personnellement orchestrée et animée par Bourguiba à travers le territoire des principales tribus, de nombreuses actions furent menées pour neutraliser la structure tribale, jugée incompatible avec l'idée ou l'idéal d'Etat-nation. La détente tribale, ainsi politiquement amorcée, est confortée par l'abolition de la polygamie, l'octroi de droits égaux aux femmes en 1956 et l'actualisation de l'état civil de manière à délier les références et les appartenances tribales. Elle est justifiée par la pressante aspiration du pays au développement économique nécessitant la mise en culture des terres collectives, l'apurement des terres habous, la lutte contre l'aridité et la sédentarisation des populations nomades et semi-nomades par la réduction des cheptels camelin et caprin et l'extension de l'arboriculture sèche. Le tout est assorti d'une réforme administrative fondée dès 1956 sur un décrochage du nouveau découpage par rapport aux appartenances et aux territoires tribaux et sur un quadrillage administratif à mailles serrées. Toutes ces mesures destinées à renforcer les assises de l'Etat-nation sont accompagnées d'une politique d'encadrement socio-collectif généralisée, notamment dans les domaines de l'instruction publique, de la santé et de la culture. Certes, les politiques de détribalisation ont produit une éclipse tribale qu'on croyait totale et cela en faveur de la construction de l'Etat-nation et de la modernisation de l'économie et de la société. Immanence d'archaïsmes sociaux anachroniques Certes les tribus ont ainsi appris à vivre ensemble, à côtoyer des immigrants originaires du Jérid ou de pays voisins, à accepter les institutions issues de la République et quelquefois à tisser des liens matrimoniaux croisés entre les différents groupes de la population. Mais, suite au relâchement sécuritaire qui prévaut dans le pays depuis quelques mois et la montée du chômage et de la précarité sociale, la reprise des tensions entre des fractions tribales a agité, dans une haine incompréhensible, la région de Gafsa. La tuerie fratricide du jeudi 02 au lundi 6 juin 2011 met fin à un long cycle de cohabitation entre quartiers et communautés soucieuses de veiller à leur cohésion clanique. Les quotas d'embauche que procure la seule opportunité de travail dans la région a été une source de discorde et de dégradation du climat social, ravivant la " haine de l'étranger». Ces tensions locales ne sont peut-être que momentanément maîtrisées. Ainsi, les relents de tribalisme observés depuis quelques mois dans le Centre-Ouest ont remis la question à l'ordre du jour. Provoqués à chaque fois par l'annonce d'un concours d'embauche par la Compagnie des Phosphates de Gafsa, les incidents émeuvent l'opinion publique par leur brutalité. A chaque fois émerge un fond crisogène longtemps mal maîtrisé par des acteurs soumis à des logiques peu compatibles les unes avec les autres. D'un côté, la CPG, offrant les plus importantes opportunités d'emploi de la région, se trouve coincée entre un environnement local peu propice à l'investissement et où sévissent le chômage et la précarité sociale et les intérêts d'un Etat central préoccupé seulement par l'équilibre de son budget et celui de ses balances commerciales et financières et soucieux de la rentabilité de l'exploitation par la réduction des coûts partiels de production, condition nécessaire au maintien des exportations. De l'autre, le syndicat, première force sociale du bassin, ne semble pas parvenir à encadrer le salariat local sans admettre la logique d'équilibre entre les groupements communautaires existants et intégrer l'enjeu tribal dans les concours de recrutement par le jeu des quotas et dans la distribution de l'assistance sociale. Quant à l'administration, mise à mal avant la Révolution par les événements de Gafsa du 26 janvier 1980 et plus encore par les troubles sociaux qui se sont produits en 2008 dans le bassin phosphatier, particulièrement dans la ville de Redeyef, elle a cherché, grâce à des points d'appui locaux à épier, infiltrer et réprimer l'opposant et le contestataire et en même temps, à entretenir les pratiques clientélistes et la corruption (à travers les promesses d'embauche et l'octroi de contrats de sous-traitance). L'affichage de faux communiqués à Métlaoui sur les quotas de recrutement sur une base tribale par des manipulateurs chevronnés (en mars et juin 2011) a créé une situation régionale singulière dont le potentiel conflictuel risque de compromettre durablement les rapports de voisinage des différents groupes sociaux ainsi que l'avenir économique du bassin et même celui de la CPG. Considérée comme la mère nourricière du bassin, l'entreprise, qui est censée représenter un atout régional de taille, n'arrive pas à tourner à pleine capacité et se trouve de ce fait réellement menacée. En somme l'effervescence tribale qui a agité certains centres urbains du Centre-Ouest n'annonce pas le retour du tribalisme. Elle exprime l'immanence conjoncturelle d'archaïsmes sociaux anachroniques et déplacés. En Tunisie, le tribalisme n'est pas un élément du système politique national ou une forme de légitimation du pouvoir; il n'a pas de connotation ethnique, linguistique ou culturelle affichée; il n'est ni entretenu par l'Etat, ni le garant de sa pérennité. Il traduit simplement une culpabilisation, celle d'une spoliation à rebonds multiples de ce qui est censé découler de droits anciens et que des «pyromanes» manipulateurs semble avoir ravivée. Encore une fois, la survie est rattachée, en ces temps difficiles, à une forme de réappropriation, plus virtuelle que réelle, d'un territoire reconfiguré par le colonisateur et recomposé par un Etat moderne et un mode de production dépendant du marché. Mais, on voit bien ce qui risque de compromettre l'avenir : c'est la relation de haine et de rejet tenaces que les caravanes d'aide et de réconciliation ainsi que les médiations localement engagées ne pourront pas enrayer de sitôt dans une région où tous les groupes sociaux sont condamnés à la cohabitation. L'ordre tribal et les filiations qu'il a engendrées au fil du temps historique doivent laisser la place à une citoyenneté détribalisée, franchement tournée vers la modernité. L'exacerbation irrépressible des sentiments d'appartenance à un groupe confessionnel, à une région ou à une tribu constitue en effet une menace à la l'Etat-nation. La nouvelle république réclamée par le peuple devrait être surtout l'expression d'une volonté de vivre ensemble parce qu'on se reconnaît d'une même nation et d'un même territoire soumis à une autorité légitime acceptée et d'un projet de société que nous sommes prêts à partager quelles que soient nos différences. Si telle est notre volonté, l'effervescence tribale ne nuira qu'à ceux qui la provoquent au sein de territorialités tribales reconfigurées et contractées que nous voulons réunifier autour de quelques valeurs républicaines fondamentales revues et corrigées par la volonté d'un peuple déterminé à vivre librement dans la dignité. Reste à chasser les vieux démons, les contre-révolutionnaires nostalgiques d'une époque bel et bien révolue. L'atténuation du rôle des affinités tribales (tout autant que celui des rigidités confessionnelles ou des partis pris identitaires) est nécessaire à l'instauration d'une paix sociale durable, à la pérennité de l'Etat et à la réalisation des objectifs de la révolution. L'exemple de la Libye et du Yémen donnent la preuve que l'effusion de sang est plus importante dans les Etats dépendant de logiques tribales. Les véritables enjeux restent l'éradication de la corruption, la viabilité économique qui permettra de procéder à des recrutements productifs et la mise en œuvre d'un plan de développement en faveur de tous les groupes sociaux dans toutes les régions.