Par Sadok BELAID Il faut le lui concéder : pour l'instant, la «Nahdha» a enregistré une grande victoire sur la «Révolution nationale» et sur le combat pour la démocratie en Tunisie. Elle a, en effet, réussi à river l'attention des Tunisiens sur la résurgence d'une conception rétrograde de l'Islam, comme si la Révolution nationale n'était qu'une des manifestations bénéfiques de ce courant islamiste. Elle a réussi à concentrer le débat national sur les états d'âme des «Nahdhaouis» comme si les seuls enjeux de la démocratie dans ce pays se limitaient à leur reconnaître la maîtrise de la destinée de la Nation. La «Nahdha» a déjà imposé ses exigences avant même son adhésion à la «Haute Instance…». Elle a manœuvré pour en dominer tous les débats. Elle a réussi à marquer de son empreinte les quelques rares textes que cette institution a adoptés ou à en modifier le contenu dans le sens qui lui sied. Par la suite, elle s'est bruyamment fâchée contre la «Haute Instance…» et elle l'a menacée de ses foudres dès le moment où celle-ci s'est mêlée d'examiner certaines questions, pour elle, par trop «sensibles» ou même taboues‑: selon elle, la loi sur les partis politiques n'est pas de la compétence de cette instance ; la réglementation des finances des partis n'est pas de saison et toutes ces questions doivent être reportées pour l'au-delà… du 23 octobre, c'est-à-dire qu'elles doivent rester pour l'heure dans l'ambiguïté ou même dans l'obscurité qui conviennent aux calculs et à la stratégie de la «Nahdha». Aussi, cette dernière, ayant épuisé toutes les possibilités de la reprise en main de la «Haute Instance» et toutes ses manœuvres d'intimidation ayant abouti à l'échec, a-t-elle décidé de «claquer la porte» de cette institution en lui retirant définitivement toute légitimité et en l'accusant de déviationnisme et d'intentions malsaines et criminelles. La «Haute Instance…» ayant été ainsi exploitée jusqu'à l'épuisement total des opportunités qu'elle pouvait offrir, étant devenue de plus en plus infréquentable pour elle, de plus en plus contestée – c'est le moins qu'on puisse dire —, étant devenue une caisse de résonance trop étroite et trop étouffante pour elle, et surtout le calendrier électoral étant devenu trop précis et trop court, la «Nahdha» n'avait plus d'autres choix que de transporter le débat et l'ensemble de ses activités de communication vers un espace plus large et surtout plus aisément maîtrisable : l'arène publique. Elle laisse tomber la «Haute Instance…», devenue inutile et peu appropriée à ses manœuvres électorales, pour envahir et occuper massivement un terrain fortuitement laissé vide depuis quelque temps, par les militants des «Kasbah» et des «anti-Kasbah» et malencontreusement oublié par les premiers comme par les seconds. Encore une illustration de la grande et très ancienne propension de ce groupe islamiste à exploiter pour son propre compte les fruits des combats de ses adversaires : ici, la démocratie, acquis des militants d'une liberté chèrement payée, mais à laquelle elle n'a apporté aucune contribution, pour le moins qu'on puisse dire. Puisque la démocratie, c'est la conquête de la liberté d'expression et des espaces de débats libres, la «Nahdha» saisira cette opportunité pour l'intérêt qu'elle peut en retirer, même au prix d'une infidélité … à ses «fondamentaux». – Mais, qui n'est pas habitué à la liberté, dès les premiers contacts, succombe à ses vertiges… C'est ce qui est arrivé à la «Nahdha» — comme, du reste, à plusieurs mouvements analogues dans le monde arabo-islamique. Elle va s'employer à occuper le terrain dans toute son étendue, à prendre ses aises en utilisant les maisons de Dieu à des fins autres que la prière, à monopoliser la quasi-totalité du débat, à faire accéder ses icônes et ses coqueluches au vedettariat total, à occuper la «une» des journaux, les plateaux des chaînes de télévision les plus friandes de ragots, de diatribes fracassantes et de coups d'éclat tonitruants … En un mot : surenchères et démagogie. Pour cela, elle s'est trouvée contrainte à sortir dans la précipitation l'intégralité de sa grosse artillerie et même, la «grosse Bertha» de sa doctrine, qui, jusque-là, était soigneusement gardée secrète et entourée de mystère pour protéger précisément toute sa force de frappe. A son grand dam, la «Nahdha» n'a pu en fait, servir à son public assoiffé qu'une suite de très vieux plats subitement réchauffés, au point de sentir le brûlé, et une succession de navrantes «futilités» tout aussi décevantes. Qu'on en juge : pour la «Nahdha» du début du XXIe siècle, le débat porte, comme il y a plus d'un millénaire, sur le «hijab», sur le «niqab», sur la «polygamie», sur le «had» de la main coupée du voleur, sur la «femme au foyer», sur l'interdiction de l'adoption des enfants sans parents, sur le «khalifat», sur l'opposition de la «Dar Al-Islam» à la «Dar El-Harb», sur le traitement dégradant du touriste étranger qui sera ravalé au séculaire statut de «dhimmi» de passage, sur la «lapidation» de la «prostituée», sur l'exécution capitale du «renégat», sur la condamnation à «l'autodafé» des œuvres «impies», sur l'interdiction de la consommation des boissons alcoolisées – le «nabidh» n'en faisant pas partie, puisqu'il aurait été consommé par les Compagnons, à tout le moins - et sur la sacralité de la conduite des Compagnons du Prophète, etc. Autant de dogmes qui se prêtent considérablement à la controverse et qui sont loin de faire l'unanimité de la communauté musulmane, ou encore de s'imposer à la raison. Car, sur aucune – nous disons bien «aucune» — de ces affirmations données pour des vérités absolues, il n'existe de prescription impérative et claire, dans le Coran : ce Live sacré que tous les Musulmans se doivent de relire et de redécouvrir pour que, enfin, cessent la trop facile manipulation, la trop coupable mystification de tous les bons croyants. Mais, par-dessus tout, que les bons musulmans, dont l'âme est pleine de cette solide sérénité que Mohamed Talbi chante avec autant de sincérité et de transcendance, se rendent compte que ce n'est pas avec ces «futilités», ni avec ces «chants des sirènes» et ces «lendemains qui chantent» de la «Nahdha», que l'avenir de la Tunisie, comme de bien d'autres pays arabo-musulmans, va se construire dans le monde d'aujourd'hui. Il existe bien d'autres «fondamentaux», qui sont bien plus impératifs, bien plus exigeants, bien plus rationnels et bien plus concrets que nos peuples auront à affronter, s'ils veulent réellement regarder vers l'avenir et rompre avec ces démagogies qui se sont condamnées à se fixer sur le lointain passé, comme sur un «miroir aux alouettes»… P.S. : Dans notre «chronique du dimanche» de la semaine dernière, il fallait lire les chiffres cités en supprimant le «M» de «MD»… Les lecteurs de La Presse auront rectifié d'eux-mêmes…