Par Khalifa Chater Les révolutions arrivent par surprise. Elles défient la géopolitique et instaurent un nouvel esprit du temps, pour ouvrir des nouvelles perspectives. Le printemps arabe clôt une ère de passivité et de renoncement, confortée par "la conduite de fuite" des acteurs gouvernementaux et leurs relais médiatiques. Dans le cadre du réveil arabe, les citoyens qui s'émancipent sont en œuvre pour créer les institutions de la bonne gouvernance. Prenons la juste mesure de cette reprise de l'initiative. De ce point de vue, l'examen des processus engagés en Tunisie et en Egypte est instructif, puisqu'il s'agit, dans les deux cas, de révolutions productrices de normes. Fait d'évidence, l'exercice politique public met à l'ordre du jour l'expression de la diversité, la confrontation des programmes et la lutte entre les différents courants politiques. Le consensus produit de l'homogénéisation, instituée par les régimes autoritaires, appartient à l'ancien temps et au langage totalitaire qu'il faisait valoir. La situation actuelle requiert la construction des compromis entre les différentes composantes des populations. Comment concilier leurs identifications des problèmes vitaux du présent, les formulations de leurs attentes et l'identification des enjeux et des défis. Les révolutions du printemps arabe et les explosions populaires qui les ont accompagnées ont exprimé une volonté de réappropriation, par le citoyen, de la gouvernance, dans un environnement de malaise social. La reconstruction des régimes d'émancipation doit appréhender simultanément les deux termes de l'équation du renouveau : la réhabilitation civique et la promotion sociale. Ces deux références de la dialectique ne peuvent être occultées, puisqu'elles conditionnent l'accomplissement du processus contestataire. L'émergence de nouveaux partis politiques et la réactualisation des partis traditionnels d'opposition leur a permis d'accompagner le mouvement contestataire et de présenter leurs programmes d'action respectifs. Les sit-in de la Kasbah en Tunisie, de février, ont permis de rappeler les vœux des auteurs de la révolution et provoqué un changement de gouvernement. La tentative de réplique des 15-16 juillet 2011 ne suscita guère un consensus sur ses objectifs. Elle fut entachée par des dérives et un regain de violences qui ébranlèrent l'opinion publique et suscitèrent son inquiétude. Après les sit-in de la place Tahrir, au Caire, qui ont précipité la chute de Moubarak, les répliques de juillet attestent les positions différentielles entre les acteurs politiques égyptiens. Citons, dans cet ordre d'idées, la déclaration de Walid Saoud, un manifestant de 34 ans, actif dans les sit-in égyptiens : "La place Tahrir est le poste de contrôle populaire et légitime de la performance de toutes les institutions en Egypte" (Sarah El Deeb, The Associated Press, 13 juillet 2011). Conscient du décalage entre les dirigeants et les jeunes acteurs, le Premier ministre égyptien Issam Charaf consulte les jeunes sur Facebook, avant d'effectuer un remaniement ministériel (Al-Quds, 14 juillet 2011). Quel crédit accorder à un tel référendum virtuel et sans garantis sur la représentativité ? Peut-on parler, dans le cas des répliques politiques de sit-in, d'un décalage entre les contestataires et les équipes dirigeantes, chargées de conduire le changement, de réaliser le nettoyage institutionnel nécessaire et de traiter les problèmes d'urgence ? Durant cette étape, la divergence se réfèrerait essentiellement aux mécanismes d'exécution du processus de gouvernance. Elle s'inscrirait dans le jeu politique, dans le cadre des campagnes pour la conquête électorale du pouvoir. Faut-il s'en étonner ? Le problème du traitement de l'héritage ne pouvait certes pas être masqué dans les réflexions pour demain. La définition de l'identité implique la prise en compte de l'itinéraire historique, des repères d'évolution et des référentiels qu'il dégage. Une vision réductrice qui pouvait oublier le passé pharaonique égyptien, le passé carthaginois de la Tunisie et la riche antiquité pré-musulmane est exclue. Fait d'évidence, l'Egypte et la Tunisie ont largement participé aux périodes de grandeur du moyen âge musulman, qui ont déterminé la composition actuelle de leurs sociétés et défini leurs caractéristiques. Le citoyen reconnaîtra la leçon de tolérance et de respect de l'autre, que notre histoire nous enseigne. Le nouveau contexte met, en situation de coexistence les "hommes de principes" et "les hommes de circonstances", selon l'expression de Benjamin Constant. L'exercice politique doit s'accommoder de cette situation qui permet d'associer des acteurs politiques de différends bords, qu'ils soient idéologues ou pragmatiques ! Le paysage politique du printemps arabe atteste l'existence de contestataires déterminés, de réformateurs modérés, de partisans du statu quo social, de progressistes et de passéistes. Certains souhaitent confondre les champs religieux et politiques ? D'autres inscrivent une démarcation entre les deux aires. Faut-il surestimer des débats entre leurs protagonistes, répercutés et amplifiés par les médias, qui prennent, dans la société de communication, le relais des prédicateurs? Reconnaissons qu'il y a aussi des sceptiques désabusés et des sentiments de peur, d'inquiétude et de désarroi, compréhensibles dans les conjonctures de transition — disons plutôt les moments de recréation de l'être politique. Peut-on parler d'une réactualisation de la guerre entre les anciens et les modernes? L'examen du paysage politique en Tunisie et en Egypte semble démentir une telle assertion. Les révolutions du printemps arabes ont mis sur scène "une jeunesse d'esprit", avec ses différentes composantes politiques et sociales. Par contre, un conflit entre générations peut être appréhendé. Les acteurs jeunes peuvent redouter une confiscation de leur révolution, alors que les militants seniors qui investissent les précampagnes électorales font valoir leurs expériences du combat, fussent-ils reconvertis par raison ou ré-idéologisés par le temps! Mais l'avenir appartiendra à la jeunesse, selon la précieuse règle de La Palice. Dans le domaine gouvernemental, en Egypte et en Tunisie, le compromis révolutionnaire a fait valoir le nécessaire recours à la sagesse des anciens, disposés à assurer le relais conjoncturel nécessaire. Couronnant l'entreprise politique engagée, l'élection permettra de faire valoir les préférences et les options des citoyens. C'est la règle de jeu du processus démocratique que les révolutions de Tunis et du Caire ont adopté et pris l'engagement d'assumer. Les révolutions de Tunisie et d'Egypte et les insurrections qui les ont suivies ont traduit des transformations sociales et politiques profondes. Soyons attentifs à ces signes précurseurs d'une nouvelle donne où l'ère des compromissions est désormais révolue. Diagnostic sévère, le journal saoudien Ach-Charq Al-Awsat affirme qu'un "état brumeux caractérise le monde arabe… L'avenir est obscur. Les mutations importantes n'ont pas pu porter une réponse sur l'avenir" (opinion de Balal El-Hassen, 18 juillet 2011). Disons plutôt que l'Arabe vit actuellement ses combats décisifs pour retrouver son énergie civique. L'actualité montre qu'il s'agit d'une vraie mise à l'épreuve. Des forces contre-révolutionnaires continuent à différer la réalisation des vœux populaires en Libye, en Syrie, au Yémen, à Bahreïn, etc. Mais les tendances de fond du réveil citoyen mettent en avant le progrès, la promotion, le développement, l'intégration dans la société internationale et l'exigence des temps nouveaux. Soyons à l'écoute des revendications que les opinions publiques expriment, pour déterminer, ou du moins adapter, nos stratégies de construction de l'avenir, mettant fin à l'ère de la désespérance passéiste et du renoncement devant les défis qu'elle implique.