Je vous parle d'un Ramadan tombé au mois de mai 1955 (j'avais 18 ans), juste à la veille de l'indépendance du pays. Les Tunisiens célèbrent avec ferveur le mois saint de Ramadan. En cette année 1955, l'accord tuniso-français sur le processus de l'indépendance a accentué la joie de nos concitoyens. En fait, les nuits ramadanesques de la capitale échappent à tout ce que l'on peut imaginer. Les traditions concourent aussi à la magie de ce mois de la piété, où les gens passent une bonne partie de la nuit dans les mosquées à célébrer la gloire de Dieu. Les clubs littéraires profitent de ces nuits pour organiser des manifestations. Et c'est sans doute l'association des anciens élèves du collège Sadiki qui était la plus active à cet effet. Y compris dans les foyers, des soirées d'échanges littéraires étaient mises sur pied et n'étaient pas sans rappeler les fameuses réunions scientifiques de Damas, Bagdad, Cordoue, du temps des splendeurs de la civilisation musulmane. En quittant cafés et clubs littéraires, on tombait sur des rues grouillant de monde en pleine nuit. Une façon de rappeler que Ramadan, c'était aussi le mois de la joie et des plaisirs simples. En ce mois saint de l'an 1955, les arts ont connu un formidable épanouissement. Au quartier Bab Souika, des soirées animées par la voix d'or de Féthia Khaïri étaient organisées, à la salle «El Fath». A Halfaouine et Bab El Khadhra, la musique populaire était à l'honneur à coups de zokra, tabal, ghita et danse du ventre. Au quartier européen (le centre-ville) au Casino de Tunis, la voix de Ali Riahi, Hana Rached et Mustapha Kamel transportaient d'enivrement l'auditoire. A l'hôtel Saint-Georges à la rue de Cologne, c'était l'incomparable chanteur des layali et mawel, l'Egyptien Mohamed Abdelmotaleb et l'humoriste Salah Khémissi qui émerveillaient le public. Les sept merveilles du monde Les enfants ont leur part de joie et de plaisirs en ce mois de Ramadan. Les chevaux en bois, les balançoires et les sept merveilles du monde figuraient au programme des gosses en cette année 1955. Mais il n'y a pas de Ramadan sans gâteaux et friandises. L'ancienne pâtisserie y retrouve ses lettres de noblesse : baklawa, makroudh, débla… tout y passe. Haj Miled trône dans son café Sur les deux bords, tout près de la place Halfaouine, le café de l'amine des cafetiers attire un monde fou. Haj Miled trônait d'un bout à l'autre de son immense établissement, surveillant de près les serveurs et veillant à satisfaire toute la clientèle. «Où sont passées ces nuits de mille et une nuits? Où est passé Ismaïl Bacha? Où sont passées les poupées animées, le «Karakouz» (Haziwaz)?… Il n'en reste peut-être plus rien, sauf un certain «Sondouk eddonia» qu'il n'est pas rare de rencontrer dans les contrées profondes, de temps en temps. Nuits d'enchantement artistique à la salle El Fath Nous sommes en plein cœur du quartier de Bab Souika où le mois saint prenait jadis les allures d'une fête continue qui tient les sens éveillés jusqu'au lever du jour et le début du jeûne. Nous avons parlé l'année dernière dans cette rubrique de la salle El Fath que son propriétaire Ahmed Gharbi appela, ainsi, en l'honneur de la grande cantatrice tunisienne Fethia Khaïri. Quand j'ai vu Fethia pour la dernière fois ! Je me rappelle que Fethia Khaïri, quelques jours avant sa mort, m'avait téléphoné pour me demander de passer la voir le plus tôt possible. Pourtant, je n'avais pas son adresse car, à vrai dire, je n'aimais pas trop aller chez les autres, peut-être par pudeur ou par paresse. J'y suis allé quand même le jour même. Sa nièce qui venait de rentrer de l'école me prépara un jus d'orange. Fethia Khaïri me salua avec son sourire charmeur habituel, mais cette fois-ci accompagnée d'un regard que je ne suis pas près d'oublier. Un regard tendu, perçant, qui vous donne la chair de poule. J'ai appris sa mort quelques jours plus tard, alors que je prenais mon café avec des collègues à la buvette de Radio-Tunis. Tout de suite, me revint alors à l'esprit le regard profond de Fethia Khaïri. Le jour de ma visite chez elle, elle m'avait demandé de l'aider à rédiger ses mémoires. Car elle avait confiance en ma mémoire et considérait que je l'avais suffisamment fréquentée, ayant travaillé avec elle à la salle El Fath. Je lui avais promis de le faire, mais sa mort allait suspendre notre projet commun.