Par Mohsen KALBOUSSI * Les efforts que la Tunisie a fournis durant les dernières décennies en termes de préservation de ses ressources naturelles restent encore à consentir, et bien des stratégies sont à revoir à la lumière des changements que vient de connaître le pays au courant de cette année. Dans le présent papier, nous nous limitons aux besoins relatifs à la préservation de nos ressources biologiques naturelles, notamment animales. Etat des lieux Le premier inventaire des espèces naturelles vivant en Tunisie a été initié par le ministère de l'Environnement à la fin des années 1990 et a été actualisé il y a deux années. Même si cet effort est louable, il ressort des rapports publiés que des lacunes de connaissances relatives à de nombreux groupes zoologiques demeurent. Le milieu marin Les espèces vivant en milieu marin sont relativement bien connues, en raison de leur importance économique, notamment les poissons, certains crustacés et mollusques. Un inventaire complet des invertébrés marins reste encore à établir, surtout concernant leur statut systématique et leur distribution géographique. Les mammifères marins sont également peu ou pas étudiés et les informations relatives à leur diversité sont éparses. Les facteurs ayant causé la disparition du phoque moine par exemple de certaines îles tunisiennes ne sont pas connus. Seule la population de caouanes (tortues marines) nidifiant sur les îles Kuriates a été suivie, en raison d'un programme international. Les autres espèces de tortues fréquentant nos côtes ne sont que rarement signalées, et peu d'informations les concernant sont disponibles. Les causes de mortalité des caouanes (constatées pendant la saison hivernale de 2010 dans le golfe de Gabès) ne sont pas encore élucidées. Des questions liées à ce phénomène demeurent en suspens, telles que : est-ce que ce phénomène est épisodique ou régulier, et est-il lié à la pollution chimique des eaux du golfe ? Touche-t-il uniquement cette espèce, ou affecte-t-il d'autres espèces vivant dans les mêmes milieux, comme les oiseaux d'eau ou peut-être les mammifères marins ? La dynamique de migration de l'espèce dans le domaine marin de la Tunisie n'est pas non plus connue, et aucun programme n'a été initié afin de répondre à ces questions. La progression des espèces invasives, notamment celles venant de la mer Rouge (poissons et mollusques notamment), le long de nos côtes, demande un suivi régulier et continu. Leur interaction avec les espèces natives et leurs effets sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes marins nécessitent beaucoup d'efforts d'investigation. Il y va sans rappeler la présence le long de nos côtes de la caulerpe, une algue d'origine tropicale qui a envahi la Méditerranée depuis le début des années 1990. La progression de cette algue dans le milieu marin et ses effets réels ou potentiels sur les milieux qu'elle envahit demandent beaucoup d'efforts de suivi et de recherches. Le milieu terrestre Si des lacunes de connaissance en termes d'inventaire concernent les espèces animales se trouvant en Tunisie, elles sont essentiellement relatives au milieu terrestre. Beaucoup de groupes demeurent entièrement inconnus, notamment les insectes, qui constituent la majeure partie du monde vivant (plus de 80% des espèces décrites à ce jour dans le monde). Certains travaux ont été menés, mais une actualisation du statut taxinomique des différents groupes, leur distribution géographique et leur rôle dans les différents types de milieux qu'ils habitent sont encore à initier et à développer. Il paraît paradoxal de dire que certaines connaissances acquises pendant la période coloniale ont par la suite été perdues. Nous nous limitons uniquement aux travaux sur certains groupes d'insectes (hyménoptères, lépidoptères). La création de l'université tunisienne n'a malheureusement pas permis de capitaliser ces travaux et avancer pour cumuler de nouvelles connaissances. Si le monde s'est orienté vers l'inventaire des ressources vivantes, c'est surtout pour voir les modifications apparues dans leur abondance et diversité, suite aux dysfonctionnements apparus dans les écosystèmes majeurs du globe. La Tunisie ne peut pas faire exception à ces processus, et il est très probable que des espèces encore inconnues pour la science existent dans le pays, notamment parmi les invertébrés terrestres. De grands efforts sont donc à fournir dans ces domaines. Les vertébrés ne sont pas en reste; la preuve étant la description de nouvelles espèces à partir d'échantillons prélevés en Tunisie. A titre d'exemple, nous citons une espèce de vipère connue uniquement dans la région de Beni Khedeche, au sud du pays. Les lacunes de connaissances relatives aux différents groupes concernent notamment la systématique, l'écologie et la distribution géographique, pour ne se limiter qu'aux aspects fondamentaux. Il faut souligner le fait que l'apport des compétences nationales en termes de connaissance de la diversité du vivant est surtout limité par deux facteurs : – la difficulté d'accès au terrain, liée au manque de moyens mis à la disposition des chercheurs qui intègrent cette dimension dans leurs travaux ; – l'absence de structure fédérant les travaux et les capitalisant. Il y a lieu de rappeler que dans les pays développés, la gestion du patrimoine vivant est centralisée au niveau des muséums d'histoire naturelle. Ce genre de structure est absent chez nous, et les connaissances ne peuvent avancer que si une institution pareille est créée. L'absence d'un tel établissement nous laisse dépendants vis-à-vis des muséums étrangers. Il faut ajouter que le Code international de nomenclature zoologique (CIZN) exige que des représentants des taxons (notamment les espèces) nouvellement décrits soient déposés dans un muséum reconnu. Cette demande a été évoquée dans de nombreux congrès scientifiques nationaux, mais est restée lettre morte, en raison de l'absence de suivi, mais aussi du manque de volonté pour faire avancer certaines disciplines scientifiques, notamment les sciences de la vie. La création d'un muséum d'histoire naturelle en Tunisie peut se faire dans un établissement de recherche ou d'une université, pour au moins donner un nouvel élan aux travaux sur la biodiversité et les sciences naturelles en général (zoologie, botanique, géologie). Des perspectives alternatives Pour pallier les manquements soulevés plus haut, des mesures simples, mais concrètes, peuvent être initiées pour vaquer aux tâches les plus urgentes. Il s'agit, entre autres de : – l'implication du ministère de l'Environnement dans le financement de la recherche sur les ressources vivantes, notamment terrestres, même dans des domaines limités ou dans des espaces particuliers (aires protégées, zones sensibles, espèces phares…) ; – la définition de priorités nationales en termes de connaissance des ressources vivantes (surtout animales), pour combler le hiatus qui nous sépare de nombreux pays du monde et inventorier avec précision nos ressources ; – la création d'une base de données nationale, gérée par un organisme de recherche à défaut d'un muséum, où seront consignées avec précision les espèces de vertébrés présentes dans le pays et leur distribution spatiale, afin de s'arrêter sur les limites de leur distribution et leur statut (abondance et rareté); – le lancement de programmes pilotes pour l'inventaire et le suivi dans le milieu naturel d'espèces peu communes, rares ou peu connues, notamment les espèces nocturnes; – le suivi de la dynamique des populations d'espèces dont l'accroissement des effectifs est la source de nombreux problèmes sociaux ou économiques, particulièrement le cas du sanglier; – l'initiation de nouvelles pratiques de gestion du gibier basées notamment sur l'estimation des effectifs et l'obligation aux chasseurs de déclarer les effectifs d'animaux chassés; – l'intégration de nouvelles pratiques, afin de renforcer des espèces menacées à l'échelle nationale ou mondiale, en créant un ou plusieurs centres de multiplication en semi-captivité de ces espèces (surtout les oiseaux et les mammifères); – la mise en place de programmes de lutte contre les espèces invasives dans des milieux particulièrement fragiles, comme le cas du surmulot dans les oasis; – l'étude prioritaire des espèces endémiques maghrébines ou nord-africaines, car leur répartition mondiale est limitée uniquement à cette partie du globe… Nous nous arrêtons aux éléments présentés plus haut, mais insistons sur un point : la préservation de notre patrimoine vivant pour les générations futures passe par la mise en place d'une politique de développement soutenable alliant les besoins humains à ceux des espèces naturelles vivant en Tunisie. Ces dernières constituent une part de notre identité culturelle et engagent notre responsabilité quant à leur maintien sur le long terme sur notre territoire. A bon entendeur salut !