Par Abdellatif GHORBAL Le 23 octobre prochain, les Tunisiennes et les Tunisiens connaîtront leur premier grand rendez-vous démocratique de l'après-révolution. L'enjeu de ces élections — élire une Assemblée constituante — est capital, car le résultat du vote engagera l'avenir du pays pour de nombreuses décennies. Les efforts de tous les démocrates et de tous les patriotes devraient donc converger pour promouvoir l'émergence d'un large mouvement populaire portant sur le devant de la scène des militants et des dirigeants dont la motivation démocratique et patriotique est indéniable. A défaut de pouvoir présenter, à l'heure actuelle, des programmes de gouvernement détaillés et crédibles, l'action des élus du peuple devrait s'inscrire dans le cadre des valeurs et principes démocratiques universels, et se fixer comme principaux objectifs la défense des libertés individuelles et collectives et la préservation des acquis du peuple tunisien depuis l'indépendance, plus particulièrement le code du statut personnel, étant entendu que la défense de celui-ci ne peut constituer à elle seule un programme, et qu'elle ne peut être efficace que dans le cadre d'une politique plus vaste de progrès économique et social, capable d'assurer le plein emploi, des revenus décents pour tous et une solidarité effective de tous les Tunisiens. Hélas, ce n'est pas ce qui semble se profiler dans l'immédiat. L'émiettement actuel des forces politiques et la prolifération de cette myriade de partis au poids léger, aux structures squelettiques et à la crédibilité encore plus légère donnent à penser que le chemin vers la démocratie est encore long et incertain. Cela devient même effrayant si l'on songe aux périls de diverses natures qui guettent le pays : insécurité et pauvreté, chaos et populisme, réseaux mafieux et corruption malheureusement toujours présente, justice instrumentalisée incapable de juger à temps les anciens caciques du régime déchu, omniprésence d'un argent occulte déversé sur la campagne électorale, qu'il provienne des salafistes du Golfe ou des caisses des Trabelsi et de leurs acolytes, rapaces millionnaires aux illusions naïves et démesurées, revanchards aigris de l'ombre, régionalisme à courte vue, tribalisme archaïque…Autant de menaces qui, au-delà du processus révolutionnaire en cours, peuvent – si on n'y remédie pas à temps – saper durablement les fondements mêmes de la société tunisienne, détruisant ainsi toute idée d'un Etat tunisien impartial au service du peuple souverain. Le référendum maintenant : supercherie ou coup bas ? Cependant, et alors que nous sommes à quelques semaines du jour du vote, résonnent étrangement à Tunis des voix réclamant l'organisation d'un référendum le 23 octobre pour délimiter la durée et les prérogatives de la prochaine Assemblée constituante. Ma réponse à cette curieuse demande est simple : non, non, et non à une telle supercherie. Pourquoi ? Tout d'abord, d'un point de vue technique, il est pratiquement impossible pour la Tunisie d'organiser une double consultation électorale dans de bonnes conditions, et les risques de mauvais déroulement du scrutin, voire de fraude, déjà bien réels pour l'élection programmée de la Constituante s'en trouveraient amplifiés. Ensuite, d'un point de vue constitutionnel, personne ne possède, à l'heure actuelle, le pouvoir de décider d'un référendum. M. Foued Mebazzaâ (ou M. Caïd Essebsi) n'est ni Bourguiba, ni De Gaulle, et ne possède pas le prestige personnel suffisant pour passer outre un tel manque de légitimité. Ensuite, d'un point de vue plus théorique, un référendum ne permet de répondre que par oui ou par non à une question unique et claire. On l'utilise, soit pour avaliser et entériner le pouvoir d'un chef, comme lors de l'arrivée au pouvoir de certains dictateurs à travers le monde, soit pour faire accepter un texte déjà prêt, aux enjeux clairement identifiés, comme le Traité Constitutionnel Européen, massivement rejeté par le peuple français en 2005. Plus près de nous, le référendum organisé par l'armée égyptienne au mois de mars portait sur l'acceptation d'une Constitution toilettée et débarrassée de ses articles les plus litigieux. En Tunisie, quelle question les partisans d'un tel référendum veulent-ils poser : souhaitez-vous une assemblée de 6 mois, d'un an, de deux ans ? Souhaitez-vous qu'elle cumule les pouvoirs d'une assemblée législative ? Le choix de la question n'est pas neutre, et celui qui la pose s'arroge un pouvoir démesuré. Et surtout, qu'arriverait-il si la réponse est négative ? On organise un second référendum ? On suspend les travaux de l'Assemblée constituante ? Que faire encore ? Lors d'un référendum, soit la réponse ne fait aucun doute (comme après un coup d'état, ou lorsque la question est triviale, comme en Egypte après la chute de Moubarak), soit toutes les options sont envisagées, comme lors du référendum en Norvège en 1994, lorsque le peuple norvégien a refusé son entrée dans l'Union Européenne. Mais qu'un pouvoir sans légitimité pour le faire ose poser une question de droit constitutionnel par référendum, sans que l'on sache quoi faire si le non l'emporte, cela serait une première mondiale ! Et la Tunisie se distinguerait cette fois aux yeux du monde, non pour son courage comme lors du 14 janvier 2011, mais pour son incompétence et son amateurisme. Mais il est vrai que l'élection d'une Assemblée constituante pose toujours plusieurs problèmes, comme celui de la durée de son mandat, ou celui de l'étendue de ses attributions. En d'autres termes, comment empêcher que les nouveaux élus, grisés par leur accès aux responsabilités, ne jouent aux apprentis sorciers en s'attribuant tous les pouvoirs, instaurant dès lors une nouvelle dictature, collégiale cette fois-ci, et non plus personnelle ? Ou, une éventualité peut-être plus probable, comment empêcher l'élection d'une assemblée sans majorité claire, où aucun groupe n'est assez puissant pour imposer ses propositions tout en étant suffisamment fort pour empêcher l'adoption de celles des autres, repoussant aux calendes grecques la promulgation d'une Constitution et ouvrant la porte à l'anarchie sécuritaire, ou à la paralysie législative ? Ou, si les travaux avancent trop lentement, comment pourront être mises en œuvre les politiques économiques ambitieuses dont le pays a désespérément besoin pour résorber son chômage de masse endémique, une des causes même de la Révolution ? Engagement individuel des partis La solution la plus simple serait que les partis jouent pour une fois franc jeu, en s'engageant publiquement vis-à-vis du peuple tunisien, et à titre individuel, en dehors de tout cadre de consensus (du reste encore hypothétique), en faveur de ce qu'ils pensent être le mieux concernant la durée (3 mois ou 6 mois ?) ou les prérogatives de l'Assemblée (pouvoirs législatifs étendus ou limités aux affaires courantes ? etc.). Mais peut-être que pour certains partis politiques tunisiens, dire la vérité est déjà trop révolutionnaire ? Sinon, comment expliquer cette soudaine timidité ? Dire ce qu'ils ont en tête est sûrement plus simple qu'organiser un référendum fumeux. Comment ne pas s'apercevoir que si le peuple tunisien est tellement inquiet de cette élection, c'est parce qu'aucun parti politique ne s'est engagé sur ce qu'il ferait une fois élu à l'Assemblée constituante ! En réalité, hélas, chaque parti politique tunisien espère secrètement faire tout ce qu'il veut une fois arrivé au pouvoir, et c'est pour cette raison qu'il hésite à s'engager sur des choix très précis. Le RCD n'est visiblement pas mort, puisqu'il semble encore servir de modèle à beaucoup de ces partis : pas de ligne claire, peu ou pas d'idées, pas de programme, mais des mots creux ou vidés de leur signification originelle, et des batailles d'apparatchiks pour se partager les postes et les prébendes qui y sont associés. Que beaucoup de partis aient peur de l'élection de la Constituante, et souhaitent y ajouter un référendum, vient peut-être de leur crainte de disparaître après le 23 octobre. Ils pressentent déjà, à raison, que ce vote aura l'effet d'une lessiveuse démocratique, qui assainira le champ politique tunisien en le débarrassant des groupes politiques insignifiants, ne laissant subsister que les familles politiques les plus représentatives du peuple tunisien. S'ils n'arrivent pas à s'engager maintenant pour clarifier leur positionnement sur les questions majeures, peut-être y arriveront-ils une fois élus ? De toute façon, le peuple tunisien ne se laissera pas abuser par des manœuvres dilatoires grossières. Dans ce cas, pourquoi tergiverser ? Il n'est plus temps de parler de consensus. Le plus simple est que chaque parti s'engage solennellement, et individuellement, sur les décisions qu'il votera aux premiers jours de la Constituante, en précisant son attitude sur quelques points majeurs, comme la durée de la Constituante, ses principales prérogatives, la nature et l'étendue de ses pouvoirs (législatif ? exécutif ? ou les deux ? et dans quelles limites, etc.). Cet engagement fera partie de son programme électoral, incluant une sorte de mandat impératif moral, plus difficilement révocable après la victoire d'un hypothétique consensus. Ainsi les électeurs voteront-ils en parfaite connaissance de cause, et gare à celui qui voudra les tromper. La Constitution au service du peuple Nous savons tous que la raison d'être principale, sinon exclusive, de la future Assemblée constituante, est de remettre les pendules à l'heure, rétablissant ainsi la légitimité populaire et constitutionnelle des instances de l'Etat tunisien, et mettant fin ainsi au processus transitoire actuel, dont la perpétuation risquerait fort de générer instabilité chronique et probables coups de force pouvant fuser de n'importe où. C'est pourquoi sa durée doit être la plus éphémère possible (six mois au maximum). Une fois que les urnes auront parlé, que l'étendue de l'éventail politique aura été précisée, il n'existera plus alors aucun obstacle majeur pour que les choses aillent le plus vite possible en ce qui concerne l'élaboration de la Constitution. La rédaction de l'avant-projet de celle-ci relèvera davantage du domaine technique des juristes constitutionnalistes que de celui des décideurs politiques. Faisons-leur confiance pour mettre au point le texte le plus consensuel possible, fondé entre autres sur les principes déclinés ci-dessus, dans le respect de l'esprit révolutionnaire du 14 janvier. Le travail des politiques sincères sera ainsi amplement facilité, et la durée de l'Assemblée constituante largement raccourcie. D'ores et déjà, il circule, sur la place publique, des avant-projets de Constitutions avancés par certains constitutionnalistes bien connus, qui pourraient servir de base déjà très affinée. Alors, mettons-nous au travail, et ne cherchons plus midi à quatorze heures. La Constitution est au service du peuple et non des partis ou de leurs stratégies partisanes.