Par Soufiane BEN FARHAT Le paysage politique tunisien change à vue d'œil. En quelques mois, c'est le grand chamboulement. Pas moins de cent-dix partis politiques désormais sur la place alors qu'ils étaient à peine une dizaine auparavant. Et encore, des semblants de partis-décor meublaient la pseudo-place politique. Ainsi a-t-on annoncé il y a deux jours le lancement d'un programme d'appui aux partis politiques : "Renforcer les éléments constituants d'une démocratie : appui aux partis politiques" est l'intitulé de ce projet dont la réalisation est prévue une année durant. Une action cofinancée par l'Union européenne, et mise en œuvre par l'Institut de presse et des sciences de l'information (Ipsi) et l'Institut arabe des droits de l'Homme (Iadh), en partenariat avec la Fondation Konrad Adenaeur. Une bonne initiative en somme. Seulement, cela donne à réfléchir. Les partis politiques, c'est partie intégrante de la société politique. Personne n'en doute. Ce qui équivaut à se positionner vis-à-vis de la société civile. Ces derniers temps, celle-ci s'est prononcée en grande partie via les listes indépendantes en lice pour les élections de l'Assemblée constituante. Et il se trouve que les listes indépendantes constituent près de la moitié de la totalité des listes. Dans certaines circonscriptions, elles constituent même la majorité. Pourtant, à entendre les ténors et acteurs de la scène politique, on se croirait en pleine partitocratie. Partis politiques par-ci, partis politiques par-là, chefs de parti de ce côté-ci, slogans des partis de l'autre, appuis aux partis ici, sondages et projections des partis là… C'est comme s'il n'y avait que les partis politiques. A telle enseigne que le Code électoral et le système électoral, même au lendemain de la Révolution du 14 janvier, semblent être conçus sur mesures pour les partis politiques. On s'achemine dès lors vers une partitocratie clés en main. Et tout le monde semble y souscrire, par paresse ou par résignation, le plus souvent fortuite et de bonne foi. Or, la société civile gagnerait à être valorisée politiquement. Pourquoi diable faut-il que la politique soit le domaine réservé des partis et toutes les activités non politiques le domaine assigné de la société civile ? La politique est une affaire trop précieuse pour la laisser aux seules mains des politiques, serait-on tenté de dire. Il faut que les citoyens et les initiatives citoyennes s'y investissent pleinement. Et la société civile elle-même déborde du seul cadre des associations. Elle est plus vaste, informelle, multiforme. Son essence exige son état de mouvance perpétuelle. Elle n'a cure des carcans organisationnels, ou idéologiques, ou phraséologiques. Elle s'inscrit volontiers contre le slogan simpliste, l'uniformité réductrice. Parce qu'elle tient de la vie, son moule réel, la truculence et l'exubérance. La société politique monothéiste, consensuelle à souhait, est une faillite de la culture. La société civile est le terreau privilégié de la création. Or, science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Et la politique sans culture est la pathologie par excellence de la cité. Tous gagneraient à élargir le champ d'action et de représentation de la société civile. Les pouvoirs sont moins arbitraires dès lors qu'ils sont régentés par la société civile. Si ce n'est pas en totalité, du moins en partie. Dans tous les cas de figure, la classe politique élargie comprend autant de partisans que d'indépendants. Actuellement, nous assistons à un étrange phénomène. Les partis politiques tunisiens lorgnent du côté des indépendants. Amoindris, affaiblis ou nés malingres à force de stratagèmes occultes et de considérations fantaisistes, les partis politiques sentent mûrir le pactole des indépendants. Ils se disent qu'ils auront tôt fait de les rallier sous leur bannière au lendemain des élections. Après que les partis auront, bien évidemment, raflé la mise. Ils s'avisent déjà de les séduire. Mais pourra-t-on espérer le renversement de la vapeur ? Et escompter un patchwork, une mosaïque post-électorale de fait engageant aussi bien les partis politiques que les indépendants. Ce qui serait une manière d'enrichir les deux parties.