«Thémistocle fit courir dans le peuple le bruit qu'Aristide, en jugeant et décidant de tout, s'était clandestinement constitué une monarchie sans gardes du corps.» (Plutarque: «Vies parallèles») Par Yassine ESSID L'espérance de vie en Tunisie est celle de deux présidents. La Tunisie n'a connu en effet que deux chefs d'Etat depuis l'indépendance : Bourguiba et Ben Ali. Le premier, intellectuel et juriste, pur produit de l'éducation coloniale française, théoriquement imbu de valeurs universelles et humanistes et des principes égalitaristes qui avaient nourri l'idéologie nationaliste et au nom desquels il avait réclamé l'indépendance à la France, a vite fait, une fois au pouvoir, de renier tous ces principes et s'opposer, tout au long de son règne, au pluralisme et à la démocratie. Celui qui l'avait déposé en 1987, sans pour autant être un démocrate notoire, avait néanmoins séduit les Tunisiens, lassés par plus de trente ans de Bourguibisme, qui avaient cru naïvement aux promesses proclamées solennellement dans la fameuse déclaration du 7 novembre. Vingt-trois ans plus tard, à coups de reniements et de revirements, «l'artisan du changement» s'est mué en «Ben-à-vie» et en chef de clans mafieux. Sans aller jusqu'à la considérer comme une «culture», la dégénérescence politique, qui n'a cessé d'affecter la Tunisie, n'a pas totalement éliminé le risque de résurgence du syndrome autoritaire. Il suffit de voir avec quel empressement s'est effectué le retour en grâce de Bourguiba. Il suffit également d'évoquer le recours, tout à fait édifiant – et heureux—, à un fidèle parmi les fidèles, formé à l'école du «Combattant Suprême», pour assurer la transition démocratique ! Compte tenu de la tendance naturelle des gouvernés à réclamer que l'autorité s'incarne en un homme providentiel, il serait presque irresponsable de croire qu'une situation de transition puisse s'accommoder du pouvoir d'une assemblée, fut-elle souveraine. La personnalisation du pouvoir qu'on constate aujourd'hui jusqu'au au sein même de certains partis politiques et l'existence d'un leadership partisan préparant l'avènement du leadership gouvernemental, préfigurent, en l'absence d'institutions qui encadreraient les individus titulaires de l'autorité suprême, l'avènement d'un pouvoir autoritaire s'opposant au pouvoir institutionnalisé. Car une fois élu pour gouverner et dominer la vie politique, qui empêcherait tel ou tel de prendre le chemin de ses prédécesseurs et devenir à son tour un autre «guide suprême», un autre «artisan du changement», d'être adulé par de nouveaux thuriféraires qui ne manqueront pas à leur tour de transformer, par de savantes arguties juridiques, son mandat en présidence à vie et de rendre de vibrants hommages à tous ses renoncements et rétractions? Comment pourrions-nous conjurer à l'avenir les dérives suscitées par une instabilité politique prolongée, par une grave crise économique ou par les manœuvres de certains partis réputés pour leur démagogie, dont on sait combien est faible leur attachement à la démocratie et qui inclineraient celle-ci vers une individualisation du pouvoir qu'ils nous annonceraient comme seule issue possible ? Il est peu probable qu'un peuple, peu démocrate de nature, qui a coutume de voir l'autorité s'incarner non pas dans la loi mais dans la personne du dirigeant et qui a toujours démontré une aptitude instinctive à se dégager des responsabilités en faveur d'un chef plutôt que d'un arbitre, puisse du jour au lendemain concevoir le pouvoir dans la multitude d'une Constituante. Aussi, pour conjurer tout type de gouvernement où celui qui est préposé à l'exécution des lois est habilité à les enfreindre avec une impunité assurée, et pour neutraliser toute tyrannie que Platon et Aristote font naître de la démocratie extrême, nous proposons aux auteurs de la future Constitution qui auraient à réfléchir sur la meilleure façon de concilier la souveraineté du peuple et les pouvoirs qui seront conférés au futur chef de l'Etat, de réhabiliter une antique procédure justement conçue pour prévenir toute résurgence des comportements personnels, tout retour de la dictature d'un seul. En effet, dans leur crainte quasi religieuse de l'avènement d'un homme supérieur qui viendrait perturber le fonctionnement des institutions créées pour les hommes ordinaires, qui ferait siennes les revendications de la foule pour gagner des partisans et qui, maître du pouvoir, s'empresse d'oublier ses promesses, les Grecs avaient mis en place une procédure exceptionnelle qui concrétisait la volonté du peuple d'Athènes de conserver les pouvoirs nouveaux et qui consistait à condamner à l'exil quiconque paraissait dangereux pour l'Etat. Cette loi, dite d'ostracisme, permettait par simple vote du peuple et sur proposition d'un citoyen, d'éloigner pour dix ans certains hommes politiques dont on craignait les ambitions. Pour qu'un Athénien fût frappé d'ostracisme, il fallait qu'il obtienne contre lui 6000 suffrages. Il n'y avait pas d'accusation politique, pas de défense, pas de recours aux tribunaux. L'ostracisme n'entraînait pour les ostracisés aucune perte irréparable, aucune ruine, aucun déshonneur. Il se contentait de les immobiliser un moment. De retour d'exil, ils pouvaient de nouveau exercer des activités politiques. Inscrite dans notre Constitution, une telle loi trouverait son premier champ d'application dans le contexte même des campagnes électorales. Elle éloignerait de la tentation du pouvoir tous les candidats, tyrans en puissance qui flattent le peuple pour mieux l'asservir et qui se posent en défenseurs des faibles et des opprimés pour se procurer à bon compte une masse de manœuvres. Elle ferait alors réfléchir ceux qui, grisés par l'ambition politique, dévorés par la passion de commander, poussés par l'attrait du pouvoir se sont mis, contre toute mesure, à promettre à tire-larigot n'importe quoi sans aucune obligation de respecter leurs engagements. Ce n'est toutefois là qu'une procédure, il n'est même pas prouvé qu'elle soit suffisante pour mettre un terme à cette dérive démagogique. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle incline les courtisans du peuple à plus de retenue, à plus d'humilité.