Hier, J-1, Sidi Bouzid, après avoir vécu une campagne électorale plutôt calme, a connu une agitation sans merci. La pression est beaucoup montée parmi les 65 listes en lice pour le scrutin d'aujourd'hui. A part cet olivier fraîchement planté au cœur d'un carrefour à l'entrée de la ville, rien n'a changé à Sidi Bouzid. Notre dernière visite ici remonte à la veille du procès de Faida Hamdi, la policière municipale accusée d'avoir frappé et humilié Mohamed Bouazizi sur la place publique. C'était la fin du mois d'avril dernier, il y a six mois exactement. Les slogans crient toujours haut et fort, partout où le regard se pose, que la Révolution tunisienne a été confisquée aux Bouzidi : son étincelle réelle serait le 17 décembre, date de l'immolation par le feu de Bouazizi et non pas le 14 Janvier, jour de la fuite de Ben Ali, jour où les Tunisiens ont semé les fruits d'un mois de luttes et de manifestations. Toutefois, à scruter de plus près les murs, on distingue du nouveau : les mots d'ordre à caractère islamiste. Ecrits par le moyen d'atomiseurs noirs, apparaissent ici et là des tags contre la chaîne Nessma TV et les ennemis de la religion, des «Allahou Akbar» (Dieu est Grand), des appels à la «Révolution islamique»... «Tous ces slogans ont émergé la semaine passée, depuis les manifestations des salafistes contre la diffusion par Nessma TV du film d'animation Persépolis. Ils écrivent en noir parce qu'ils voient la vie en noir. Ils viennent d'un Moyen Age obscur et veulent nous prédire un sombre avenir», affirme Rachid Fetini, un des notables les plus respectés de Sidi Bouzid. Contestations Les cris de colère des salafistes et les actions des brigades nocturnes de «destruction massive des affiches», ces anarchistes de la politique, ont représenté les seuls moments d'agitation qui aient résonné pendant toute la campagne électorale dans la ville de Bouazizi. Les 65 listes en lice pour l'élection lors du scrutin d'aujourd'hui de huit sièges à l'Assemblée constituante «se sont admirablement respectées ces dernières semaines», selon Chihab Hajlaoui, journaliste et l'un des cofondateurs avec Rabeh Hajlaoui de la nouvelle chaîne de radio régionale Karama, Sawt Al Ahrar (Dignité, la voix des hommes libres). Pourquoi alors tout ce vacarme, entendu paradoxalement hier, en cette journée de silence électoral ? Hier, la ville désormais symbolique où tout a commencé : l'histoire, les nouveaux équilibres géostratégiques, le vent de liberté qui souffle sur le monde arabe, le soulèvement des opinions publiques contre les dictateurs, s'est réveillée purifiée, baignée des pluies diluviennes qui ont arrosé ses terres le long de la nuit. Hier, c'était jour de marché à Sidi Bouzid. Beaucoup de responsables de listes (prédominent ici les indépendants, 35 en tout) refusent malgré les instructions de l'Instance régionale indépendante pour les élections (Irie) de tenir compte du silence électoral et d'enlever leurs banderoles, accrochées aux alentours du marché. L'Instance a dû appeler la police municipale pour faire respecter la loi. Au siège de l'Irie, ancien local du RCD, situé sur l'avenue principale désormais baptisée avenue Mohamed-Bouazizi, la contestation bat son plein depuis tôt le matin. Au gré des heures la pression augmente, le ton monte et les thèmes de la controverse et de la polémique se multiplient à n'en plus finir. Une dizaine de têtes de liste et de militants de partis critiquent une organisation des élections marquée par «l'improvisation» et les «complots obscurs». Pourquoi alors les représentants des listes viennent-ils de recevoir des badges portant des noms différents des leurs ? Pourquoi autant de logos ressemblants d'aigles et d'oliviers, surtout lorsqu'on sait que le taux d'analphabétisme dans la région est l'un des plus élevés du pays, d'où l'importance des sigles en tant que marqueurs des candidats? Pourquoi des mounachidine, des hommes très proches de Ben Ali et de l'ancien RCD, trônent-ils en têtes de liste ou encore dirigent-ils des bureaux de vote ? Pourquoi le frère du président de l'Irie, tête de liste d'un parti, bénéficie-il d'un traitement de faveur ? Dans le registre tragi-comique Dans l'immense salle où se déroulera le tri manuel et informatisé des bulletins, qui seront recueillis aujourd'hui après la fermeture du dernier bureau de vote, Bouderbala N'siri, président de l'Irie ne cache pas son ras-le-bol. Il explique cette effervescence «sans fondement» par une stratégie dont les auteurs seraient des empêcheurs de tourner en rond, «ceux ayant déjà perdu les élections en découvrant qu'ils ne pesaient pas grand-chose dans les intentions de vote», affirme ce médecin de libre service, inscrit longtemps dans l'opposition au régime de Ben Ali. Jusqu'à la tombée de la nuit, les collaborateurs du président de l'Irie n'arriveront pas à calmer les citoyens furieux. Un homme brandit un CD preuve à l'appui des documents qu'il a déposés à l'Instance. Il crie: «Je ne retrouve pas mon logo d'origine. Pourquoi mon œil a-t-il été converti en pigeon ?» Ses menaces montent crescendo : «Demain, les élections seront annulées à Sidi Bouzid !». Une pièce tragi-comique se joue ici sous les regards médusés des observateurs internationaux qui s'abstiennent de tout commentaire et des médias nationaux et étrangers qui, recueillant les fruits de la Révolution du 17 décembre, notent tout et diffusent tout...