En Afrique du Sud, plus particulièrement à Johannesburg, la beauté et la grandeur cachent quelque part une ample douleur. Partir de Sandton à Soweto, c'est plutôt passer du luxe à la misère en cinq stations de train, même si à Soweto, ancien champ de bataille de l'apartheid, l'on compte quelques blacks millionnaires. En d'autres termes, la population du pays, à l'évolution exemplaire, vit dans des mondes radicalement opposés. Foyer des familles les plus fortunées de la ville et endroit le plus cher du pays, Sandton rappelle les quartiers chics de Londres. C'est là que se trouvent les géants de la finance sud-africaine. Là-bas aussi les enfants grandissent dans des villas gigantesques et luxueuses et font leurs études dans les meilleures écoles privées. Leurs parents dînent dans des restaurants haut de gamme américains et portugais. Ces familles archiriches considèrent Mandela Square comme leur environnement naturel, Gold Reef City (la cité de l'or) comme leur jardin et Monte Casino comme leur terrain de jeu favori. De l'autre côté, Soweto, aujourd'hui plus grande agglomération du pays avec près de quatre millions d'habitants, offre un tout autre visage. On y trouve plusieurs bidonvilles et ghettos derrière les quelques quartiers huppés et le Beverly Hills où élit résidence Winnie, l'ancienne épouse de Nelson Mandela. « Soweto a fait son entrée triomphale dans l'histoire en 1976 quand les écoliers organisèrent une marche collective pour protester contre l'imposition de l'afrikaans (langue germanique parlée par les Néerlandais) comme une langue d'enseignement. C'était comme une sorte de soulèvement contre l'oppresseur en rejetant sa langue. Un oppresseur qui impose aux élèves noirs installés dans des locaux délabrés de payer les manuels scolaires, alors que les blancs en bénéficient gratuitement», affirme Tshegofatso Maake, journaliste à «e-news Channel » à Johannesburg, avant d'ajouter que le nom de Soweto est en réalité l'abréviation de South Western Township où sont parqués depuis le début du 20e siècle les travailleurs des mines d'or, dépourvus alors du droit de posséder leur logement et d'ouvrir des commerces. «C'est ici, à Soweto, qu'a été fusillé le premier martyr de l'insurrection : Hector Peterson, assassiné à l'âge de 13 ans. En fait, l'image que vous venez de voir à Hector Zolile Peterson Museum d'un adolescent éperdu portant un gamin ensanglanté dans les bras est bien la sienne. Cette image a fait le tour du monde et a ému la communauté internationale. L'Afrique du Sud, c'est avant tout Soweto. D'ici, où cohabitent aujourd'hui Sud-Africains, Zimbabwéens, Nigérians, Mozambicains, Indiens, Afghans, Pakistanais et Egyptiens, est née la nouvelle Afrique du Sud. Pourtant, les emplois bien payés y sont toujours rares et les gangs, la drogue et la criminalité s'avèrent encore florissants», ajoute notre interlocuteur. C'est également en Afrique du Sud dont le destin a été profondément bouleversé que l'on enregistre le taux le plus élevé de séropositifs dans le continent. De même que le viol y est monnaie courante. Barthelemy, journaliste sénégalais évoluant en France, explique ce fléau, en citant des sociologues sud-africains, par une initiation sexuelle qui se fait à un âge précoce au sein de certaines familles. Laquelle initiation sexuelle débouche parfois sur des transgressions à la morale abolissant toutes sortes de frontières entre le franchissable et l'infranchissable. De l'apartheid au grand pardon N'a-t-on pas dit un jour que «la violence est accoucheuse de l'histoire » ? Soweto confirme que Hobbes n'avait pas tort. En effet, de la haine d'autrefois à la paix d'aujourd'hui et de l'apartheid au grand pardon, douloureux sont les souvenirs et les récits. Mais, grands sont les hommes qui ont su pardonner. C'était grâce à Barthelemy, lui qui connaît la plupart des figures de proue de l'apartheid, que nous avons rencontré nos témoins tout près de Mandela's House (l'ancienne maison de Mandela). Willie Smalberger, ancien officier de police âgé de 46 ans, était un pion des escadrons de la mort de Pretoria opérant dans le secret pour assassiner des centaines de Sud-Africains noirs. En en parlant, il livre sincèrement ses remords : «J'ai quitté le lycée en 1984 pour intégrer le corps de la police en 1985. La formation durait six mois, mais, vers les deux derniers, nous nous sommes retrouvés au beau milieu des émeutes dans le Transvaal. A l'époque, on avait peur pour notre propre vie et on craignait les Noirs, puisque tout le monde en parlait en les qualifiant d'êtres impitoyables. On n'avait aucune possibilité de refuser les ordres consistant à mâter les émeutes même si cela contrastait avec notre propre vision des choses. En fait, je me rappelle qu'à cette époque, les leaders de la résistance ont appelé les Sud-Africains à rendre le pays ingouvernable. Les émeutes se sont multipliées, il y avait plein de gens partout et la police n'arrivait pas à suivre. J'étais au sommet de mon véhicule de police et j'ai jeté des cocktails Molotov. Ce n'était pas beau à voir. Quelque temps plus tard, on m'a transféré du commissariat à la morgue. Mais, la vue d'un cadavre est perturbante. Ce faisant, j'ai dit à mes responsables que je n'aimais pas cela et que je voulais changer de mission. C'était après un grave accident de voiture que je me suis retiré des escadrons de la mort. Pendant la période de repos qui m'a été prescrite par le médecin, j'ai lu l'autobiographie de Nelson Mandela « Un long chemin vers la liberté. » Cela m'a donné une nouvelle ligne de conduite. Ça m'a également rapproché de Dieu pour changer progressivement. » Willie élit aujourd'hui domicile à Mvezo, tout près de la résidence de Mandela et consacre sa vie à aider les habitants du village en leur offrant, au besoin, des médicaments à base de plantes médicinales : «C'est une manière d'oublier, de me racheter et d'être pardonné. » L'autre témoin venu nous voir au musée de l'apartheid à Soweto n'est autre que Puleng Moloco, la sœur de Maki Skhosana, étudiante noire brillante assassinée pendant qu'elle luttait pour faire libérer Mandela. En contant l'histoire de sa sœur, elle n'a pu retenir ses larmes : «Maki était leader au sein de l'ANC (Africain National Congress), elle accompagnait les jeunes dans leur insurrection. Mais le jour où certains de ces jeunes ont été tués par des grenades piégées, elle était prise pour une informatrice, accusée de leur avoir rendu visite juste avant leur mort. Or, elle n'était pas allée, elle était avec nous, en train de dormir. Une semaine plus tard, la police tue quatre jeunes de plus. Maki se devait d'assister à leurs funérailles en tant que leader de l'ANC. J'étais en train de regarder passer le cortège vers le cimetière quand tout à coup j'ai eu très froid. Quelques minutes plus tard, quelqu'un est venu à la maison m'informer que Maki a été tuée à l'entrée du cimetière. Je m'y suis rendue tout de suite pour la trouver allongée avec une roche sur le corps. Ses assassins dont Lorraine Sebusi sont toujours-là. Jusqu'à un passé proche, ils ne m'ont pas présenté leurs excuses. Pourtant, je m'occupais de leurs enfants à la crèche. Ils sont venus me voir l'année dernière, chez moi. Tout comme Mandela qui a pardonné à ses tortionnaires et à son geôlier de Robben Island, je leur ai pardonné. Mais personne ne réussira à surpasser le long chemin de Mandela vers la paix. Il l'a déjà dit dans son livre «là où tu penses être au sommet d'une montagne, une autre montagne se présente à toi».