Au-delà de la polémique et du débat passionné qu'il a provoqué, de l'équivoque possible ou de l'instrumentalisation redoutée, le discours adressé, dimanche dernier, par le futur Premier ministre aux militants de son parti mérite bien, comme justifie son auteur, d'être replacé dans son contexte. Il ne devrait plus alors étonner outre mesure ni offusquer tel qu'il le fait... Et il n'est meilleur contexte que celui avancé dans les explications et les clarifications qui fusèrent dès lors pour « apaiser les esprits ». Mais il en est au moins deux : «L'emprunt du mot califat s'inspire des principes de notre patrimoine politique et de la civilisation de la société tunisienne à laquelle nous appartenons et dont nous sommes fiers : les principes de justice, de sincérité, de liberté et de loyauté», a justifié mardi M. Hammadi Jebali. «Il ne s'agit point d'un discours politique à l'adresse de la Tunisie, mais d'un message exclusif aux militants du parti... », a précisé bien avant lui M. Samir Dilou, relayé par les autres membres du parti Ennahdha qui ont eu à s'expliquer. « M. Jebali a parlé aux siens et il est libre de dire aux siens ce qu'il leur dit, ne sommes-nous pas à l'heure de la liberté d'expression ?... Un califat en Tunisie...? C'est juste dans la tête de ceux qui veulent dramatiser cette histoire et l'instrumentaliser...», entend-on dans la bouche du commun des nahdhaouis, de l'épicier voisin au chauffeur de taxi, en passant par l'instit et le banquier cravaté, qui eux ont bien voté Ennahdha, à mille lieux de rêver de califat... Si l'explication de M. Jebali tient à peu près la route, les deux autres déroutent. La première signifie à peu près ceci, à savoir qu'il sera désormais tout à fait ordinaire et familier en Tunisie d'entendre de temps à autre le futur chef du gouvernement lancer des messages et des bulles de cette nature. Il faut comprendre : il n'y a dans le propos ni ambiguïté, ni double langage, il n'y a ni erreur de stratégie ou de communication ni inexpérience politique. Des verves et de fortes consonances avec le patrimoine politico-religieux islamique, il y en a eu en campagne électorale et il y en aura encore tant que ce parti décide de répondre à la fois de son inexorable référence islamiste et de sa nouvelle appétence démocratique. Entendu sous cette forme ou une autre, le message de Sousse ne sera ni le premier ni le dernier. Il s'inscrit en toute exactitude dans la ligne stratégique obligée du parti Ennahdha. Le dirigeant n'en pouvait pas lancer un autre, en eût-il le choix. On s'étonne même qu'il ne soit pas venu plus tôt, aux tout premiers résultats du scrutin, rassurer ces militants qui commençaient déjà à s'impatienter et à se sentir trahis et s'inquiétaient quant au visage de «pays mécréant» que leurs dirigeants promettent à coups de valeurs républicaines... Les deux autres explications déroutent, quant à elles en ce que l'on y saisit ce que l'auteur a omis de dire dans sa mise au point ; que son discours, quelles que soient ses inspirations et ses consonances, ne devait guère ameuter la Tunisie entière : «il était exclusivement servi aux « siens » et à eux seuls et qu'il ne relevait en rien du discours politique ! » Tout est dit. Probablement, rien de ce que beaucoup de Tunisiens ne savaient déjà. Car, si une bonne partie d'entre nous espéraient bonnement des dirigeants du parti vainqueur qu'ils s'adressent enfin à leur base militante dans un discours rationnel et avec la pédagogie nécessaire à faire passer le message républicain, l'autre partie ne partageait guère cet optimisme. Aux uns et aux autres, à ceux qui militent dans les rangs d'Ennahdha et ceux qui l'ont voté, il fut répondu par « la bulle » de Sousse à travers laquelle le candidat à la tête du gouvernement servait chaud et juste à temps l'un des projets colossaux de son parti : exalter à deux niveaux les valeurs des califats musulmans chez ceux qui ne peuvent croire à d'autres configurations du pouvoir et les principes de la République chez ceux qui n'imaginent point vivre sous d'autres cieux. Accorder aux premiers l'intemporalité et aux seconds l'extraterritorialité. Ni sixième califat, ni deuxième République, le projet immédiat du futur chef du gouvernement consiste donc bien à tenir deux registres et deux paliers de gouvernance dans une sorte de deux pays parallèles qu'il serait obligé de gouverner de la sorte... Car qui connaît les réseaux de proximité du parti Ennahdha, leurs modes de mobilisation et d'enrôlement intra villages et intra quartiers, comprend que c'est bien de registres de gouvernance qu'il est question dans la déclaration de M. Jebali et non simplement de références linguistiques. « Les siens », de l'aveu des siens, ne sont plus à l'ère des discours. Ils gouvernent dans leurs parages et attendent d'être gouvernés, comme ils l'entendent. Pour cela, ils ont mené une dure campagne agréée à coups de versets dissuasifs (notamment relatifs au « faux témoignage ; péché capital de tout musulman qui ne vote pas pour un parti à référence islamique »). Après cela, ils ont éclaté cette campagne en veillées électorales jusqu'au bout d'un samedi 22 octobre, jour de silence. Avant cela, ils avaient fait leur « Ijtihad » quant à la permission divine de « prendre le pouvoir à la tête d'un pays mécréant ». Ils avaient dirigé une précampagne à coups de célébrations et d'inaugurations d'une ère de « Renaissance islamique » (Nahdha islamia ) dont les haut-parleurs des prêches des vendredis ont résonné et à laquelle M. Jebali ne pouvait que faire écho, in extremis, dimanche dernier. En chef spirituel? En futur chef de gouvernement ? Jusqu'où portera-t-il les deux casquettes sans fragmenter le pays blessé ?