Par Mounir KHELIFA Récemment, la scène politique nationale s'est laissé lire comme un catalogue d'indécences. Les énumérer toutes serait fastidieux et déprimant. Un centon de trois exemples pris au hasard suffit. L'indécence n'est pas à proprement parler une catégorie politique. Elle désigne une norme sociale ou morale, accessoirement esthétique. L'homme public doit toutefois s'en méfier. Si l'on fait abstraction de sa dénotation sexuelle, l'indécence désigne ce qui blesse la pudeur. Une acception plus large veut qu'elle soit la violation d'une règle de modestie ou de mesure. Même si la violation n'est pas délictueuse, elle est néanmoins jugée assez grave pour attirer le blâme. Nous réprouvons le vaniteux, par exemple, parce qu'il oublie l'immémoriale leçon sur les limitations de la condition humaine, à savoir sa fragilité et sa mutabilité. Le vaniteux dépasse ainsi la mesure, «outrepasse les bornes», et alors même que son excès nous emplit d'embarras pour lui, nous savons que cet excès est l'erreur qui l'aura dévoilé et qui causera éventuellement sa ruine. L'homme se fait connaître par sa faute. Thème sempiternel de la littérature et de la religion, et qui est peut-être destiné à avoir un bel avenir en politique aussi. Mon premier exemple local d'indécence est illustré par les propos déréglés émis par le président d'une après-midi de la Constituante. Ils ont été abondamment commentés par les médias et sur les réseaux sociaux et je ne m'y appesantirai pas. On se rappellera que ce monsieur a qualifié les protestataires du Bardo de «déchets de la francophonie». Au-delà de leur incroyable violence, ces propos choquent par leur affligeante pauvreté intellectuelle. Relisez-les dix fois, leur brutalité et leur intelligence vous surprendront toujours. Mais un politicien n'est pas tenu d'être agréable ni intelligent, et là n'est pas l'origine de l'impudeur. Non, la véritable indécence de cette phrase réside en la cécité morale de celui qui l'a proférée. Car n'eussent été ces mêmes protestataires qui, dix mois auparavant avaient balayé la dictature, le locuteur coulerait à cette heure-ci, peut-être dans une bienheureuse obscurité, sa retraite; et s'il savoure aujourd'hui un destin national, son bonheur, il le doit aux protestataires qu'il avait conspués. L'indécence ici porte un nom : l'ingratitude. Le deuxième exemple est fourni par le président de la République lui-même. Sa première phrase devant les constituants qui venaient de l'élire était : «Ceci est le plus beau jour de ma vie». Quoi de plus normal. Le président est libre de laisser épancher une émotion forte et intime, comme il est libre de commencer un discours aussi solennel par une banalité entendue vingt fois lors des soirées de remise d'oscars. Banalité dont la spontanéité et la sincérité ne font aucun doute. Et c'est précisément la spontanéité et la sincérité de cette émotion — et non sa légitimité— qui sont susceptibles de choquer. Non pas qu'elles soient discutables comme lieus de vérité, mais pour la raison qu'elles laissent entendre que le président confond un moment historique avec une expérience privée. Comme si la magistrature suprême était la récompense de son combat personnel et non le fruit de la révolution qui a triomphé. Nuance de taille ! Il n'est pas exclu de mélanger le personnel et le public en politique, mais le mélange est un genre mineur qui demande, entre autres, que l'on ne doive exprimer une émotion ou pensée intime si elle n'est sciemment et en premier dédiées à autrui. Alors, la phrase inaugurale du président aurait-elle gagné en originalité et dignité esthétique si elle avait été formulée ainsi : «C'est le plus beau jour de notre vie» ? C'est au lecteur de juger et c'est au lecteur de décider si le choix du président n'est que le reflet de son oublieuse sincérité. Le dernier exemple ne consiste pas en des propos excessifs mais en un «solécisme de conduite» commis par le parti islamiste. Rassurez-vous je n'évoquerai pas sa propension au népotisme, ni les scandaleuses tractations pour les ministères dont il a été le centre, ni le « mystère » de ses sources de financement. Non, je me contenterai d'indiquer son impatience à se saisir du pouvoir. Rien d'illégal à cela, me diriez-vous, le propre d'un parti politique est de gagner le pouvoir. Certes, la conduite du parti islamiste pendant les élections, aussi regrettable qu'elle ait pu être, n'est pas mon propos. Ce qui m'intéresse c'est sa précipitation à prendre le pouvoir, et cette précipitation à ceci de choquant qu'elle a eu lieu avant même que les résultats soient définitivement connus. Cette immodestie, à mon avis, a soufflé du coup toute sa rhétorique officielle sur sa maturité politique, ses valeurs, etc. et l'a révélé pour ce qu'il est : un parti fait de tous les partis, qui les vaut peut-être tous, mais que vaut n'importe lequel.