Bourguiba est un héros de l'Histoire, une épopée à lui seul. «Raja Farhat travaillait sur le sujet depuis des années... et les bénéfices du spectacle iront au profit du Lion's Club de La Soukra», nous apprend Raouf Ben Amor, son ami et compagnon de route dans la présentation de Bourguiba, dernière prison. Des analyses, des thèses, des gloses, des antithèses, de la recherche et des travées de livres ont été écrites sur l'homme qui a bâti la Tunisie moderne. Il y a des lunes que Raja n'est pas monté sur scène, occupé qu'il était à conseiller les ministres de la Culture quand il n'organisait pas avec brio des Grandes messes du genre La saison tunisienne en France ou des manifestations de prestige. Le chant national ouvre le spectacle, le public ajoute sa voix, le décor est minimal, une estrade, 3 sièges au fond et une pâle lumière en plongée. C'est l'été, Bourguiba, un éventail en main, lunettes foncées, s'installe, son costume de lin blanc, son couvre-chef rouge, majestueux (chéchia majidi), couleurs du drapeau donnent de l'éclat au petit homme qui est au crépuscule de son pouvoir. Le torse bombé, il est flanqué d'un couple de courtisans obséquieux, le gouverneur de Monastir et une femme-médecin en blouse blanche et stéthoscope, deux faire-valoir sans relief, des souffre-douleur qui ne disent pas mot, ils sont là pour ajouter un brin de vie ou de mort au décor épuré : le point de mire étant Bourguiba , un César au pouvoir sans partage, qui déroule délicieusement son passé. Point de dialogues, pas de mouvements ni de suspens, exit le discours subversif et le théâtre contemporain qui s'adressent à l'intelligence, foin d'embrouillaminis et de délires iconoclastes ; ce soir au Théâtre municipal on est dans le confort, on écoute, on ne pense pas, le public est en terrain connu, c'est le face-à-face entre un grand dirigeant moderniste, figure de l'histoire qui a érigé la République, créé une nation à partir de poussière, et d'un comédien de charme qui rêvait ni plus ni moins que de donner un pendant théâtral à la vie de son idole. Le sujet est pour le moins captivant, la nostalgie devenant refuge en temps de crise, les quinquagénaires apprécient, les sexagénaires et les plus âgés jubilent, par moments sur scène les souvenirs montent à la surface, un chapitre sur le statut de l'école républicaine ou un autre sur le Code du statut personnel rectifié et simplifié par un trait de plume, et les voilà projetés vers le passé applaudissant à tout va et à raison. L'image de Bourguiba s'est éclipsée, brouillée et écornée, elle prend de nos jours des couleurs et de la majesté. Aquarelliste de talent, Raja brosse le portrait en pied, par petites touches, sans omettre aucun détail, l'école Sadiki, les études à Paris, la chambre rue Saint André Des Arts, Mathilde, futur Mme Bourguiba, l'accueillant dans un immeuble cossu du XXe, le retour au pays, le combat, l'exil, La Galite ou Groix, les rencontres historiques. Un héros sans zones d'ombre Tout voisinage avec Bouguiba est historique, manipule-t-il ses proches en fin politicien ? Récupère-t-il des hommes en opportuniste ? Bourguiba est au-dessus, il a toujours raison, courageux, ambitieux, patriote lucide, bref un homme sans zones d'ombres qui est allé au contact de son peuple, est-il au sud, au nord, à l'est ou fuyant dans une frêle embarcation vers la Libye, toute la population le connaît, le reconnaît ; là où il va, elle admire et soutient ses faits et gestes, lui accorde sa confiance. Avec force détails donc, mâtinés d'un brin de pédantisme, Raja rajoute de la confiture sur la tartine, pourtant quelques saillies fielleuses n'auraient pas été de trop, qu'importe s'il déborde par des digressions, il conte et le public boit ses paroles. Le choix de l'auteur est sans concession : son personnage est en posture héroïque sur le rocher, tel Chateaubriand, Byron ou Hugo. Les événements de l'histoire avancent, le temps du spectateur aussi, plus d'une heure et demie et on en est qu'au début de la Seconde Guerre mondiale, la lucidité du leader qui prend position contre l'Axe, Rommel, Montgomery, Mussolini, les Mrazig, une petite leçon sur la campagne de Napoléon en Russie, les armées d'Hitler en déroute devant Stalingrad ; notre héros, la chéchia (majidi) sur la tête à Marseille, circule devant les soldats allemands comme un poisson dans l'eau. La langue de Raja est libre, goûteuse, du franco-tunisien, plaisant et fleuri, on est en famille, du pain bénit pour le public. Deux heures et des poussières sont passées et pas un bémol en vue, des nuances, et une succession d'exploits épiques racontés avec maestria, tous les personnages, ministres de son gouvernement, syndicalistes, paysans, propriétaires agricoles sont copieusement servis, une louche de louanges pour l'un, une autre pour son voisin en passant par Senghor grammairien, Pompidou et Normal Sup, personne n'y échappe, Staline, Roosevelt, Truman, ou Kennedy, des extraits de l'histoire, des «attendus», « des prévus» comme on les définit en littérature, ici rallongés, abondamment saucés, l'acteur-auteur ne fait pas court, ne bride pas l'expression ressentie qu'il s'agit de communiquer, non, son attribut à lui: la grandiloquence. Trois heures de jeu, l'omnibus ralentit, le public est bombardé de tous les côtés, béat, sans réagir, l'air devient soporifique, le conducteur est éveillé et tient la forme, il ne s'est pas dépensé en gestes et mouvements inutiles et fatigants, la salle est sous contrôle. L'ampleur dans la déclamation, le cours d'histoire, interdit le moindre toussotement. L'intelligence du spectacle: le rôle n'est pas trop joué, physiquement. L'acteur a donné le nécessaire. Sa faiblesse est chez Voltaire «Le secret d'ennuyer, c'est de vouloir tout dire». Le conte se clôt sur un poème de Sid Ahmed Loghmani, pieusement récité à la gloire de Bourguiba qui recueille une touche de plus à son portrait. Le public (du mardi 27) est ravi, debout il a applaudi sans retenue, chantant Ala Khallidi.