Il y a quelques années aux mêmes JTC (Journées théâtrales de Carthage), une troupe koweïtienne nous avait étonnés par sa créativité et sa performance. Le metteur en scène de cette même troupe, Slimane Al Bassam, est revenu présenter, à l'occasion de cette 15e édition, une nouvelle création intitulée «La valse des jours » et interprétée par une pléiade de comédiens de différentes nationalités arabes. C'était lundi dernier au Théâtre municipal de Tunis. La salle n'était pas si pleine. En tout cas pas comme d'habitude. Où sont passés tous ces gens curieux qui peuplaient les marches du théâtre pendant les soirées du festival et qui se disputaient la place du prince dans la bonbonnière? Est-ce le froid de l'hiver 2012 qui empêche les JTC d'avoir cet air de fête, ou est-ce parce que le cœur n'y est pas ? Pourtant, le spectacle koweïtien s'inscrit, pleinement dans l'actualité brûlante — on ne peut mieux dire — de ce qu'on appelle « le printemps arabe » . Quelque part dans le monde, et plus précisément dans un pays arabe où les autorités craignent un frémissement révolutionnaire, un homme de théâtre connu pour son passé militant, mais qui s'est laissé récupérer par le pouvoir en place, se voit chargé d'une mission : recréer une œuvre qui était censurée en son temps. Cette œuvre n'est autre qu'une adaptation de « La douzième nuit » ou «La nuit des rois » de William Shakespeare. Cette pièce est considérée comme une des plus grandes comédies du célèbre auteur anglais. En voici le résumé: suite au naufrage de leur navire, les deux jumeaux Sébastien et Viola échouent à deux endroits différents sur les terres d'Illyrie, chacun déplorant dès lors la perte de l'autre. Tous deux se rendent chacun de leur côté à la cour du duc Orsino. Olivia se déguise en homme afin de servir le duc dont elle tombe amoureuse. S'ensuit une série de quiproquos et de rebondissements. Slimane Al Bassam s'empare de cette farce grotesque et de ce drame romanesque pour imaginer le pire : que se passerait-il si le théâtre n'existait plus ? Qu'à la place des acteurs créateurs, il y ait des hommes et des femmes robots, manipulés pour servir la propagande politique et la morale religieuse ? Sur scène, et après la projection vidéo d'un extrait en noir et blanc de cette pièce censurée, on découvre une sorte de « laboratoire » où la pièce en question est « aseptisée ». Le metteur en scène chargé de mission lance sa machine. Aidé par ses collaborateurs, il tricote tranquillement son deuil du théâtre, obéissant à tous les interdits. Mais au fur et à mesure, et à force de répétitions, les comédiens, mal à l'aise dans ce « contre-emploi », se mettent à reprendre goût au plaisir du jeu théâtral, découvrant leurs travers et leurs désirs enfouis par la peur. Les femmes voilées se dévoilent, mettant en évidence leur beauté. Les hommes ne craignent plus de les toucher ou de leur faire la cour, rendant à Shakespeare ce qui appartient à Shakespeare. Les comédiens prennent plaisir à se travestir, à changer de vêtement, à se « dénaturer » pour mieux « être ». Slimane Al Bassam insiste sur cette esthétique de l'ambiguïté, pour appuyer le sens de l'illusion complète, du dépaysement nécessaire à toute remise en question ou dénonciation des apparences. Caricature ? Métaphore politique, ou fable humaniste ? A notre avis, dans « La valse des jours », il s'agit avant tout d'une reconquête de l'identité. Le spectacle, qui se révèle élégant, nécessite quand même un temps d'adaptation. Le concept « surréaliste » s'épuise rapidement. Mais le rythme est sauvé par les « vrais » comédiens, incités sans retenue à la performance. Ils sont forts, résolus et, surtout, heureux sur scène.