Par Yassine ESSID Diriger un Etat est incontestablement le plus dur et le plus ingrat des métiers. La gestion des besoins politiques d'une nation ne s'improvise pas, tant les contingences et les aléas pesant sur cette fonction peuvent être nombreux. Le Premier ministre et les membres de son gouvernement sont en train de l'apprendre à leurs dépens. Depuis un mois, chaque jour apporte son lot de nouvelles inquiétantes : chapelet de grèves et de sit-in ininterrompu, désobéissance civile, rébellion, refus de payer les factures d'électricité et les taxes municipales, insécurité, déconsidération pour tous les représentants du pouvoir et de l'administration, sans compter la violence ordinaire contre tous, y compris les forces de l'ordre qui manifestent à leur tour pour réclamer une protection. On a même vu, chose impensable jusque-là, une délégation entrer en insurrection, menacer le pouvoir de faire sécession et s'autoproclamer gouvernerat ! A cela s'ajoutent les sombres perspectives économiques et sociales pour lesquelles aucune solution, à court terme, n'a pu être trouvée malgré tous les discours et toutes les manifestations publiques. Tout cela ne manque pas de susciter des interrogations, parfaitement légitimes, quant à la capacité réelle du gouvernement à diriger le pays et à prouver qu'il possède bien la pleine maîtrise des événements. Sous le régime de Ben Ali, l'opposition politique a revêtu des formes multiples. Elle fut en outre une opposition hétérogène tant dans ses motivations que dans ses modes d'expression, se manifestant le plus souvent sous la forme d'individualités sans la moindre coordination. Cette opposition en miettes s'était brusquement ranimée pendant la campagne électorale sans retrouver pour autant les ressorts d'une vraie force politique. Seule l'opposition islamiste, bien que fortement réprimée, a réussi pendant des années à rester diffuse au sein de la société notamment parmi ses franges sociales les plus marginalisées et les plus défavorisées. Bien que quasi absente pendant les événements qui avaient précipité la chute du régime, elle s'est révélée au grand jour pendant la campagne électorale pour encaisser, grâce à une habile organisation, le gros des dividendes de la révolution. Hissée au pouvoir, elle entend aujourd'hui diriger l'Etat. Or, ni les expériences antérieures de ses militants, ni les identités qu'ils s'étaient construites, ne les avaient préparés à une telle charge. Certes, il ne fait aucun doute que chaque membre de ce gouvernement a eu son itinéraire politique propre. Certains peuvent même se prévaloir d'un long parcours d'opposant ayant subi les affres de la prison et l'exil. Faut-il pour autant céder à la fascination au point de vouloir croire qu'ils réunissent les compétences d'un chef d'Etat, d'un chef de gouvernement ou d'un ministre? D'ailleurs cette hétérogénéité dans les convictions, cette variété dans les parcours ajoutées au manque d'expérience du gouvernement, se traduisent inéluctablement dans leur façon de gérer le pays: approches individuelles des dossiers, absence d'une vision d'ensemble, improvisation, le tout débouchant sur des hésitations, des atermoiements, des reculades, en somme une inaptitude à agir et à trancher. Un vrai gouvernement est pourtant celui qui dispose d'une équipe à la fois faite d'individualités fortes qui assument chacune la responsabilité de leur domaine et capables de rentrer dans une direction d'ensemble. Nous n'avons malheureusement ni l'une ni l'autre. Par ailleurs, un gouvernement est synonyme d'Etat, de police, de pouvoir et ce terme s'appliquera toujours à celui qui détient l'autorité et qui ne saurait tolérer que des groupuscules fassent aujourd'hui de la violence leur moyen ordinaire alors que le caractère distinctif de l'Etat moderne est d'être le seul dépositaire de l'usage de la force légitime et que la garantie des droits de l'Homme et du citoyen nécessite une force publique qui protège le citoyen dans son corps et dans ses biens. Si les choses demeurent en l'état, c'est-à-dire empirent, la Tunisie aura connu successivement et en très peu de temps, la dictature, le bref intermède démocratique et l'anarchie qui n'est autre, étymologiquement, que l'absence de tout gouvernement. La science de l'Etat n'est pas une science exacte qui s'acquiert sur les bancs de l'université, mais un long apprentissage, une lente fréquentation des hommes et des événements et d'exceptionnelles facultés d'adaptation aux circonstances notamment la capacité de réagir avec célérité et fermeté. Il s'agit donc d'une alchimie très complexe qui, lorsqu'elle est réunie dans une personne, nous permet de dire que tel est un homme d'Etat. La question de la compétence des politiques et leur capacité à relever les défis était devenue, depuis les élections d'octobre, le point de focalisation des différentes catégories sociales surtout que le vote avait donné à chacun l'impression de participer à l'organisation de la société et de croire que désormais la politique, au-delà de tout comportement sectaire et partisan, est du ressort de tous. Les Tunisiens estimaient ainsi que l'homme politique doit désormais incarner la synthèse de leurs aspirations et de ce fait donner suite à toutes leurs revendications, morales et matérielles. Cette vision leur semble de plus en plus compromise devant le peu de réaction et même d'action du gouvernement. Le Premier ministre était venu parler pendant plus d'une heure à la télévision sans beaucoup impressionner puisque, aussitôt après, les grèves avaient repris de plus belle, l'autorité de l'Etat de nouveau bafouée et qu'à Zarzis, sous la pression de la foule, une personne arrêtée par la police a dû être immédiatement relâchée. On attendait un chef de gouvernement résolu à en finir avec les exigences abusives, les mouvements de protestations larvés, les actes de sabotage, le relâchement sécuritaire, on a trouvé un Premier ministre qui semblait incarner l'impuissance, et d'ailleurs nous l'avouer, alors même qu'il se trouve dans l'obligation d'agir et d'appliquer partout la loi en vigueur quitte à mécontenter. Car le propre de l'homme politique c'est de savoir mettre l'intérêt de la nation par-dessus tout, ne pas chercher à se concilier coûte que coûte l'opinion publique, mais garder le cap vers ce qui constitue le bien commun. Là réside la capacité vraie de l'homme d'Etat, celle qui le distingue du politicien au jour le jour.