Par Mohamed HADDAD* On peut tergiverser sur tout en matière de démocratie, sauf sur un point : le principe de l'alternance. Pour que l'on puisse parler de système démocratique, il faut qu'il y ait au moins deux courants majeurs dans le jeu politique, chacun pouvant être représenté par un nombre raisonnable de partis fédérés ou alliés. L'alternance doit fonctionner entre deux courants ou plus. L'idée de regrouper les courants dans un front unique peut se justifier dans le cas d'une situation d'exception, mais elle ne peut se transformer en une constante de la vie politique. L'histoire de la Tunisie en donne d'ailleurs la meilleure illustration, puisque Bourguiba avait fondé un front en 1956 pour dominer la Constituante ; notre pays a dû attendre plus d'un demi-siècle pour rompre avec la pensée unique. Le front fondé lors de la première Constituante s'étant réduit comme peau de chagrin : d'une alliance politico-syndicale, il a dérivé au parti unique, puis à l'autocratie, puis à la dictature policière, pour finir en un règne clanique mafieux. Partant de cette évidence démocratique, appuyée par notre propre histoire, il y a lieu de s'inquiéter de la situation politique actuelle. Le courant «moderniste» est incarné par des partis qui sont tous en mauvaise passe, ceux qui ont opté pour la participation au gouvernement comme ceux qui ont choisi l'opposition. Nous risquons de basculer de nouveau dans la pensée unique qui ne sera plus incarnée cette fois par un homme mais par un parti et un discours. Je le dis d'emblée, la faute n'incombe pas au parti Nahda. On ne peut sérieusement reprocher à un parti de polariser un grand nombre de partisans et de conquérir pacifiquement l'espace public. Ce qui est curieux, c'est que ses rivaux politiques se cloîtrent dans la vie institutionnelle et/ou partisane et se coupent des citoyens, lesquels d'ailleurs sont peu influençables par les moyens standards de la vie politique, tels les médias, à cause d'une longue histoire de suspicion. Je passe les querelles de leadership et les fautes tactiques pour me concentrer sur ce qui me paraît l'essentiel. L'erreur fondamentale et fatale du «modernisme» tunisien, politique et intellectuel, c'est qu'il a toujours agi comme si la modernité était un acquis. Or, la modernité dans nos sociétés est plutôt une quête, elle est très fragile pour trois raisons : elle n'a pas éclos intrinsèquement; elle a été décidée en partie par l'Etat et demeure, par conséquent, tributaire de ses crises; elle a sous-estimé le besoin religieux dans les sociétés humaines en général et dans les sociétés arabo-musulmanes en particulier. Cette erreur a engendré une méthode de travail inappropriée. Chaque fois que les «acquis» sont menacés, on se presse pour dénoncer les agresseurs. Cela est parfaitement légitime mais foncièrement insuffisant, parfois carrément contre-productif si on ne prend pas en considération l'effet de la réception. En effet, la méthode de la dénonciation, employée par exemple en Europe pour isoler l'extrême droite, suppose que les «acquis» soient profondément assimilés par la plus grande partie de la population, afin que celle-ci se mobilise pour les défendre. Ce qui est loin d'être le cas dans nos sociétés. Il faut donc associer la dénonciation à un travail pédagogique de persuasion. Il s'agit d'une tâche ardue car elle demande à son tour de trouver des passerelles pas toujours évidentes entre une conception moderne du monde et des conceptions largement ancrées dans l'inconscient collectif. La plupart de nos concitoyens n'ayant jamais été ni modernistes ni islamistes, ils ne s'étaient pas posé le problème à cause de l'inculture politique imposée pendant plus de vingt ans. J'ai personnellement été longtemps victime d'un modernisme arrogant qui a souvent pris mes efforts pour établir ces passerelles comme des futilités, voire des menaces à la modernité «vraie» et unique incarnée par les maîtres à penser incontestables. Je ne dirais pas qu'il y a un fondamentalisme moderniste aussi obstiné que le fondamentalisme religieux, mais je dirai qu'il y a des habitudes et des réflexes solidement ancrés qu'il devient difficile de déloger. Le problème a pris une autre tournure avec la révolution. Il ne s'agissait plus de débats théoriques mais de l'avenir de notre pays. Lorsque la chaîne Al-Arabiya m'avait accordé une heure d'antenne quelques jours après la révolution pour analyser la situation, elle a été largement sollicitée par des téléspectateurs tunisiens pour rediffuser l'émission, et elle l'a fait à deux reprises. En revanche, aucune des chaînes tunisiennes, publiques comme privées, n'a accepté de me donner une occasion similaire le long des dix mois de la transition démocratique. Pendant cette période, je me suis bien amusé des subtilités juridiques qui nous ont été déversées par les doctes «experts» qui avaient accaparé nos antennes, alors que la société n'était pas acquise au principe même de la positivité du droit ! C'est loin d'être une affaire personnelle, il s'agit bel et bien d'un réflexe solidement ancré dans les esprits de notre élite bien-pensante. Aussi bien-pensante qu'elle se soucie peu de regarder en face la situation actuelle. Il y a un discours moderniste qui n'est pas issu de la gauche classique et qui n'a jamais eu la possibilité de s'exprimer médiatiquement ni avant ni après la révolution. Plusieurs personnes pourraient donner le même témoignage. Je pense même à des cas de véritables gâchis, comme celui de M. Hmida Naifer, à la fois issu d'une vielle famille d'ulémas zeitouniens, cofondateur de la Tendance islamique avant de la quitter, et intellectuel irréprochablement modernisant. Il avait claqué la porte du Haut comité pour la réalisation des objectifs de la révolution à cause de la marginalisation qu'il a dû subir de la part de certains «modernistes». La recomposition de l'espace politique, que certains appellent de leurs vœux ne sera efficace et pertinente que si elle s'accompagne d'une autocritique profonde et sincère et de l'ouverture de la sphère moderniste à un discours qui ne vient pas forcement de la gauche classique. A défaut, les composantes modernistes, partis comme associations, resteront dans le registre de la dénonciation, donc de la réaction. Adulant les mêmes maîtres à penser, ceux-là mêmes qui les ont conduits à la défaite du 23 octobre, ils reproduiront les mêmes discours et se condamneront aux mêmes désillusions. Modernistes de tous bords, osez l'autocritique avant que ce ne soit trop tard. * (Professeur universitaire, et président de l'Observatoire arabe des religions et des libertés)