Par Khaled TEBOURBI Je savais Hédi Guella très malade, irréversiblement atteint. Sa mort laisse, quand même, comme un sentiment d'injustice. Hédi Guella est parti au moment où il avait des revanches à prendre. Revanche sur des décennies de luttes improbables. Revanche de l'artiste musicien surtout, sur des années de méconnaissance et d'incompréhension. Je ne veux pas m'attarder sur le parcours du militant. Il s'en est confié, il n'y a pas longtemps, à notre journal. Aveux lucides et espérances à revendre, c'est ce qui transparaissait de ses propos. La révolution lui tenait à cœur. Il a reconnu que de trop focaliser sur des «causes universelles», sa génération («la soixantaine-huitarde») s'en était sensiblement «détournée». Mais il a défendu avec vigueur l'idée d'une révolution qui s'est accomplie par «strates successives», grâce, aussi, aux combats des «élites de la première heure». Il a admis, néanmoins, que la jeunesse tunisienne avait admirablement démenti ses craintes. Il croyait cette jeunesse «amorphe», «indifférente», «résignée», elle fut «la seule à affronter les balles de la dictature». Background culturel et historique, propice, et jeune avant-gardiste révolutionnaire, Hédi Guella avait foi dans l'avenir du pays. Je ne sais ce qu'il aurait pensé du cours que prennent les choses ces deux derniers mois (il était aux prises avec un mal incurable, mais il paraissait confiant, résolu, de nouveau prêt à bondir). Nul n'en avait idée Je veux insister, en revanche, sur l'artiste et sur ce qu'il aurait pu entrevoir de meilleur si la mort ne l'en avait empêché. J'ai écouté les oraisons jeudi. Toutes ne rendaient hommage qu'au «chanteur engagé». Je n'ai rien contre la chanson engagée, je sais seulement que quand on en parle on pense au message politique beaucoup plus qu'à la musique. Hédi Guella était connu pour ses chansons politiques, il leur devait l'essentiel de son succès. Mais c'était un musicien de grande formation et de grand talent. Et de cela, tout au long d'une carrière, le public et la critique n'eurent jamais vraiment idée. Je sais qu'il en souffrait tout particulièrement, je sais qu'il le ressentait comme une dépréciation. Je sais aussi qu'au regard de ses collègues, l'étiquette de l'engagement qui lui collait ne rendait pas compte de sa valeur réelle d'auteur et de compositeur. Strictes vérités, ignorées pourtant. Peu de temps avant sa maladie, Hédi Guella m'avait appelé pour me remettre une compilation de quelques-uns de ses concerts. Un saisissement que ce fut pour moi de suivre gammes sur gammes, développements sur développements, ces compositions de pur ancrage classique, ce chant «typé», racé, traversant avec une subtilité rare tant les modes charqui que les touboûs tunisiens. Les textes militants fondaient sous les mélodies de souche, sous les chants du Maghreb et de l'Orient. J'aurais aimé que Hédi Guella fût encore parmi nous pour diffuser à l'adresse du public et de la critique cette merveilleuse compilation. C'était d'ailleurs son intention. Quand je dis éprouver comme un sentiment d'injustice, je songe a cette belle occasion manquée. Le public et la critique découvriront peut-être la compilation. Je parle cependant d'infortune car Hédi Guella ne sera plus là pour en tirer ce qu'il avait toujours secrètement appelé de ses vœux : être considéré pour ses seules qualités de musicien. On a rendu hommage au chanteur engagé jeudi, au disciple de Cheikh Imam et de Ahmed Fouad Najm, saluons l'artiste maintenant. Il était de cet acabit, on ne l'aura que trop longtemps oublié.